Kaliningrad : une ville dans la tourmente fondée par un roi tchèque
Aujourd’hui enclave russe dans le territoire de l’Union européenne, la ville de Kaliningrad est de nouveau au centre de l’attention et des craintes sur l’avenir du continent. Que ce port de la mer Baltique soit désormais l’un des secteurs les plus militarisés d’Europe est un fait connu. Mais l’histoire de cette cité longtemps appelée Königsberg reste méconnue, notamment le rôle fondateur qu’y a eu en 1255 le roi tchèque Přemysl Otakar II, en français Ottokar II de Bohême, surnommé « le roi de fer et d’or ». L’historien suisse Loïc Chollet est docteur en histoire médiévale et conservateur-adjoint du musée de Saint-Imier.
Kaliningrad en russe, Königsberg en allemand mais aussi Královec en tchèque – peut-on dire que cette ville est tchèque à l’origine ?
Loïc Chollet : « Fondée par un roi tchèque, ou en tout cas avec la participation d’un roi tchèque – c’est sûr. Quant à savoir si la ville est balte, teutonique, allemande, russe, etc., je serais tenté de dire que c’est une ville cosmopolite à l’identité multiple comme c’est le cas de quasiment toutes les villes dans l’Europe médiévale. »
On a du mal à s’imaginer aujourd’hui que la Bohême ait pu s’étendre jusqu’à la mer Baltique. Est-ce le fruit du hasard ? De conquêtes ?
« Il faut savoir que le roi tchèque Ottokar II n’a pas envahi la région de l’actuelle Kaliningrad pour son propre compte mais il était ce qu’on appelle un 'hôte' des chevaliers teutoniques – L'Ordre teutonique est une corporation chevaleresque et monacale qui fonctionne un peu sur le même modèle que les Templiers. Les Chevaliers teutoniques se sont établis dans le Nord-est de l’Europe, en Prusse et en Livonie, et ces moines-soldats sont chargés de conquérir ces régions païennes et de convertir les populations à la foi catholique. C’est une conquête religieuse mais avant tout militaire. »
« Pour renforcer leurs liens internationaux mais aussi pour disposer de forces vives qui ne demandent qu’à tirer l’épée, les chevaliers teutoniques font assez souvent appel à des renforts étrangers, en particulier à des nobles, qui apprécient de participer à toutes sortes d’activités de guerre sainte, assimilées à l’époque à des croisades, pour parfaire leur aura chevaleresque et dorer leur blason. C’est le cas du roi Ottokar II de Bohême. »
Donnant-donnant avec les chevaliers teutoniques
S’agit-il donc d’une alliance de circonstances entre Ottokar II - qu’on appelle ici Přemysl Otakar II - et l’Ordre teutonique ?
« Oui, c’est un petit peu du donnant-donnant. Les chevaliers teutoniques ont besoin d’appui de la noblesse et s’ils peuvent avoir un roi c’est encore mieux. Le roi tchèque Ottokar II est à ce moment-là dans une position très particulière. Il est un monarque extrêmement puissant, l’un des premiers personnages de la chrétienté à ce moment-là, qui n’ambitionne rien de moins que de devenir empereur. »
« Un empereur a besoin de prestige, besoin de se poser comme le garant de la foi catholique. Alors pour lui c’est l’occasion de mettre son prestige international en avant, en participant à une croisade, à une entreprise de conquête au nom de la chrétienté. Elle est présentée comme un acte généreux et spontané mais il y a très vraisemblablement tout un calcul politique derrière. »
Est-ce avec le soutien de la papauté qu’est fondée la ville de Königsberg, actuelle Kaliningrad ?
"La croisade est présentée comme un acte généreux et spontané mais il y a très vraisemblablement tout un calcul politique derrière."
« Les papes soutiennent dans un premier temps l’action de l’Ordre teutonique tout en mettant quelques garde-fous. En gros, la papauté soutient mais demande de laisser des droits aux Prussiens et autres Baltes qui se convertissent. Du point de vue de l’Eglise, on considère que quelqu’un qui se convertit au christianisme ne doit pas voir ses conditions de vie se dégrader. Donc pour la papauté, les églises, les légats et les évêques en poste dans la région sont censés prendre soin des autochtones et assurer le respect de leurs droits. Ceci dit, dans les faits c’est quand même l’Ordre teutonique qui gère quasiment tout et la papauté est tenue assez éloignée, sans beaucoup de droit de regard. Mais l’Eglise est bien présente dans le processus de fondation de Königsberg, puisque les évêques sont partie prenante de cette entreprise et sont présents au moment où le roi de Bohême est sur place. »
La version tchèque du nom Königsberg, Královec, figure-t-elle quelque part sur des documents officiels ?
« A ma connaissance, seul le nom allemand était utilisé, à moins qu’il y ait eu également un équivalent en latin du ‘Mont du roi’, mais c’est à vérifier. »
Est-ce que la fondation de cette ville par le roi tchèque allié aux chevaliers teutoniques est un cas unique dans cette région ?
« Königsberg est la seule ville importante dont Ottokar II a patronné la fondation dans cette région, mais il y a eu d’autres exemples où un roi tchèque, Jean de Bohême (Jan Lucemburský), a participé à une expédition de l’Ordre teutonique. »
La période de la fondation de Königsberg est-elle relativement bien connue ? Reste-t-il beaucoup de zones d’ombre ?
« Il en reste toujours en histoire, surtout que nous ne disposons pas de beaucoup documents sur cette période dans cette région. Un document peut toujours réapparaître et donner des informations qu’on n’avait pas jusque-là, d’autant que la région a été gravement touchée par les deux guerres mondiales. On sait que des archives ont disparu et que certaines ont été emmenées en Russie, donc peut-être qu’un jour, un document judiciaire, diplomatique ou une chronique peut ressurgir et fournir de nouvelles informations. »
Le spectre d'Ottokar
Qu’est-ce qui vous a marqué dans vos recherches à propos de l’histoire de ce roi Ottokar II ?
"Ottokar II est un personnage qui a un côté un peu tragique, presque shakespearien."
« C’est un personnage fascinant et j’ai eu le plaisir de le présenter à mes étudiants de Fribourg l’année dernière à l’occasion d’un cours sur l’Europe centrale et orientale. C’est un personnage qui, par plusieurs aspects, a un côté un peu tragique, presque shakespearien. Il prend le pouvoir au moment où son père a déjà fait de la Bohême un pays riche, dynamique et extrêmement important. Ottokar II est très ambitieux et veut d’abord d’imposer en Autriche puis il grignote les duchés autrichiens jusqu’à se baigner quasiment dans l’Adriatique. Il commence à construire une vraie puissance centre-européenne puis se prend à rêver à la couronne impériale. »
« Nous sommes à une période où la vieille dynastie des Hohenstaufen a été littéralement décapitée par les accords de l’Eglise. Il voit un boulevard devant lui et se précipite pour obtenir la couronne. Mais il est finalement tellement ambitieux et il a un tel succès qu’il commence à faire peur aux princes du Saint-Empire romain-germanique, qui forment une coalition contre lui. Ils veulent rester le plus indépendants possible et se méfient d’un potentiel empereur fort, pour eux il faut un empereur le plus faible possible. On se ligue contre Ottokar II, qui finit par mourir sur le champ de bataille à Dürnkrut en Autriche face au Comte Rodolphe de Habsbourg, fondateur de la dynastie qui va jouer un rôle très important dans la Bohême et l’Europe centrale bien plus tard. »
Rodolphe de Habsbourg lui avait été préféré par les princes allemands lors d’une élection…
« Oui, et ce qui est intéressant avec Ottokar II est qu’il est quasiment inconnu en Europe francophone. Pourtant c’est un grand personnage de l’histoire qui ressemble un petit peu au Duc de Bourgogne, Charles le Téméraire. Mais Ottokar II est méconnu en Suisse ou en France… »
Même si Hergé a tout fait pour que son nom soit gravé dans l’histoire… Certains historiens tchèques parlent d’Ottokar II comme d’un fin tacticien, est-ce votre avis ?
"On peut dire que la participation d’Ottokar II à la croisade balte a eu un impact très important sur l’histoire européenne."
« A mon avis, il a été tacticien dans le sens où il a été le premier monarque à participer à l’une des expéditions de l’Ordre teutonique. Il va même lancer une mode, même si des seigneurs laïques participaient déjà à des expéditions des chevaliers teutoniques contre les païens baltes. Mais Ottokar II va lancer une politique d’alliance entre les souverains de Bohême et les chevaliers teutoniques. L’un de ses lointains successeurs, Jean de Bohême, ressortissant de la très puissante famille des Luxembourg, se rendra au XIVe siècle sur les traces de son prédécesseur Ottokar II. Jean de Bohême a une telle influence que des chevaliers de France et d’Angleterre vont de plus en plus se tourner eux aussi vers la Baltique pour leurs croisades, étant donné que la croisade en Terre sainte est rendue impossible à partir de la fin du XIIIe siècle. Donc on peut dire que la participation d’Ottokar II à la croisade balte a eu un impact très important sur l’histoire européenne. »
Croisade et fondation de Königsberg : « un épisode extrêmement violent »
La croisade des chevaliers teutoniques – était-ce de la pure violence, comment se passait leur arrivée sur un territoire à conquérir ?
"Des chroniqueurs racontent qu’on tuait tout le monde, y compris femmes, enfants et vieillards."
« Oui c’était très violent. Les chroniques qui relatent la participation d’Ottokar II à la campagne qui a abouti à la création de Königsberg ne cachent pas que c’était un épisode extrêmement violent – des chroniqueurs, notamment des chroniqueurs tchèques, racontent qu’on tuait tout le monde, y compris femmes, enfants et vieillards. Cela dit, la guerre entre chrétiens en Europe occidentale n’est pas moins violente, comme la Guerre de Cent ans ou les Guerres de Bourgogne. En Occident, on était censé épargner les civils, même si ce n’était pas toujours le cas. »
« Donc ce furent des campagnes d’une grande violence dans la Baltique. Mais ce n’est pas que de la destruction, parce qu’il y a quand même l’idée de christianiser les habitants. Une fois l’expédition menée, quand les païens acceptent d’entrer en négociation, on arrête les hostilités et on peut passer des accords. En général, le but est d’arriver au baptême d’un prince. Un chef balte accepte de se rendre dans une ville – à Königsberg après sa fondation – et on le baptise avec sa famille. »
Dans les chroniques que vous évoquiez, est-il précisé combien de temps Ottokar II a passé sur place à Königsberg ?
« Je n’ai pas souvenir que l’on donne un nombre de jours ou de semaines passés sur place mais si je compare avec les croisades plus tardives et mieux documentées, c’est en général quelques semaines ou quelques mois que l’on passe aux côtés des chevaliers teutoniques. »
Qu’est-ce que représente pour vous le retour de Kaliningrad au centre de l’attention ?
« Pour moi et pour mes collègues, plus encore pour ceux qui sont proches de la zone de front, c’est tout d’abord une immense tristesse mêlée d’angoisse de voir ces régions avec lesquelles j’ai tissé autant de liens qui sombrent tout à coup dans une violence que je n’aurais imaginée il y a quelques mois. Concernant l’Oblast de Kaliningrad, j’espère vivement que la situation ne va pas dégénérer et que nous n’allons pas voir un deuxième front apparaître dans la Baltique, ce qui serait une tragédie absolue pour l’Europe. »