Karafiáty a samet : Une exposition rend hommage aux liens oubliés entre la révolution de Velours et la révolution des Œillets
Jusqu’au 29 septembre à la Bibliothèque municipale de Prague, une exposition célèbre les 30 ans de la révolution de Velours, ainsi que les 45 ans… de la Révolution des Œillets, au Portugal. Par le biais de l’art, l’exposition tente de tisser des ponts entre ces deux événements, sans en négliger les contradictions et les paradoxes. Radio Prague s’est entretenu avec les deux commissaires de l’exposition, la Portugaise Adelaide Ginga et la Tchèque Sandra Baborovská.
La première salle de l’exposition, c’est une immense frise chronologique avec en fond une vidéo projetée sur un mur, où l’on voit un groupe de jeunes portugais soutenir les tchécoslovaques révolutionnaires…
Adelaide Ginga : « L’idée, c’était de créer une frise chronologique où les gens pourraient commencer à comprendre les liens et les similitudes historiques entre les deux révolutions. En effet, il n’y a pas de connexion directe entre le Portugal et la Tchécoslovaquie. Nous ne sommes pas proches, nous ne nous sommes pas vraiment influencés l’un l’autre au cours de l’histoire… Donc il était important d’expliquer ce qui nous réunissait ici. Donc il nous a semblé important de présenter cette frise chronologique, qui est une création artistique d’Anna de Almeida. Elle a dessinée plusieurs lignes. L’une pour le Portugal, une autre pour la Tchécoslovaquie. Il y a aussi une ligne pour les tanks, symboles de liberté au Portugal, et synonyme d’agression en Tchécoslovaquie ; une ligne pour les karafiáty (les œillets), symboles de liberté au Portugal, mais symboles de l’oppression communiste ici ; et enfin la dernière ligne est la ligne des roses, faisant référence au moment très fort qui a réuni nos deux pays : quand un groupe de Portugais sont venus soutenir les débuts de la révolution de Velours. Ils voulaient apporter des œillets aux révolutionnaires, mais ils ont vite compris que cela pourrait être mal interprété, alors ils ont finalement choisi d’apporter des roses. C’est un moment très important, et c’est précisément ce moment qui est montré dans la vidéo projetée. »
Sandra Baborovská : « C’est comme un happy end pour nos deux pays. Parce qu’il y a aussi eu des moments dans l’histoire, comme en 1968, quand le leader communiste portugais Alvaro Cunhal a soutenu l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Armée Rouge. Donc il y a eu plusieurs moments qui nous lient de manières très différentes. Mais ce qui est très important si on veut comparer les deux révolutions, c’est l’aspect très pacifique qui se dégage. »En 1968, c’est le Printemps de Prague, et la même année, le dictateur portugais Salazar subit un AVC. Comment ces deux événements ont résonné d’un pays à l’autre ?
AG : « On avait des échos de ce qui se passait à Prague, le Printemps de Prague, avec beaucoup de unes de journaux parlant de ce changement. Et je pense qu’à ce moment, c’est le Printemps de Prague qui nous a donné la force de croire qu’un changement pourrait arriver chez nous aussi. Et quand Salazar a été écarté du pouvoir après son AVC, quand il a été remplacé par Marcelo Caetano, nous avons parlé de printemps marceliste, parce que c’était un moment où tout le monde pensait que ce changement de leader pourrait apporter un vraiment changement démocratique. C’est le Printemps de Prague qui nous a donné l’espoir d’un changement démocratique. Mais rien n’a changé. »
Votre exposition s’appelle Karafiáty a samet, Œillets et velours, en référence bien sûr aux noms donnés ces deux moments révolutionnaires, mais c’est aussi un nom très poétique. Était-ce voulu, souhaitiez-vous mettre en relief la poésie de l’acte révolutionnaire ?AG : « Absolument, vous avez tout à fait raison. Oui, l’idée c’était de mettre au premier plan des symboles de pacifisme, mais aussi des éléments qui touchent au sens. Vous pouvez sentir les fleurs, toucher le velours… C’est cette subtilité, ces symboles poétiques de la révolution qui nous intéressaient. Et ces moments étaient très poétiques. Au Portugal, tout le monde était dans la rue, tout le monde a pris sa part, il y avait un fort dynamisme artistique et culturel… »
SB : « Notre révolution a été poétique du fait de la spontanéité des Tchécoslovaques. A cette époque, il y avait un grand sens de l’humour tchécoslovaque. Dans toutes les pires situations, nous avions recours à ce sens de l’humour. »
AG : « Oui, au Portugal aussi ! Nous sommes des gens très satiriques. Les Portugais se sont beaucoup moqués des politiques, ont joué avec les symboles. C’était très subversif, parce que sous la dictature, c’était interdit. Notre liberté a dépendu de notre humour. »
Une des thématiques qui revient beaucoup, c’est celle du corps et de sa représentation. Pourquoi une telle importance ?
AG : « En effet, cela revient surtout dans deux salles. Dans la première, c’est une coïncidence, il n’y a presque que des œuvres d’art réalisées par des femmes. Pourquoi ? Parce que quand on a commencé à tisser des liens, on a retrouvé la même façon d’évoquer le corps, en termes de présence/absence, d’empreinte du corps, de sens développés par l’expression artistique… On ressent très fort la présence de ce corps et de la question existentialiste dans cette salle dominée par des artistes féminines. La seconde salle est très différente. »SB : « En effet, ce n’était pas prévu mais cette salle est complètement dédiée à l’art action, les happenings, les performances… L’art action, akční umění en tchèque, a une tradition très forte ici, surtout à partir des années 1960-1970. Ce terme n’a pas de traduction au Portugal. Alors on a tenté de comparer ces formes d’expression, et les connexions sont intéressantes. Il faut aussi rappeler que beaucoup d’artistes qui ont fui les dictatures portugaise ou tchécoslovaque sont allés à Paris. La France est le pays qui nous relie. »
AG : « C’est vrai ! C’était une référence dans le domaine artistique. Certains se sont sans doute rencontrés à Paris. Nous ne sommes pas sûres, mais leurs travaux sont très proches… »
SB : « Et nous-mêmes, nous nous sommes rencontrées à Paris ! » AG : « Oui, c’est vrai ! C’était à un séminaire pour les commissaires et les conservateurs… Il y a 10 ou 12 ans, je crois ! »
Une question très importante quand on parle d’art dans un contexte dictatorial, c’est celle de la censure : comment les artistes échappaient-ils à la censure ?
SB : « Comme vous pouvez le voir sur la frise chronologique, nous avons été libres seulement après 1989, et au Portugal c’est depuis 1974. Donc l’une de nos premières discussions portait sur l’art post-révolution. Et en Tchécoslovaquie, en 1989, ce n’était pas aussi développé qu’au Portugal. Certes, nous avions des affiches, et après ? Je dois dire qu’avant la révolution, la production artistique était souvent centrée sur les problèmes du quotidien. C’est très visible dans les œuvres réalisées par des femmes, qui se concentrent sur leurs propres problèmes et tentent de s’échapper de la réalité. Même chose avec l’artiste action Jiří Kovanda. Il se tenait debout sur la place Venceslas… Et les gens avaient froid, ils avaient peur, ils faisaient semblant de ne pas le voir, ils ne voulaient pas lui parler. Le manque de spontanéité, et cette oppression du peuple tchécoslovaque qui a duré cinquante ans, tout cela est encore visible aujourd’hui. Même si les gens ont un grand cœur, cela prend du temps. »En quoi l’art a-t-il aidé à renversé les régimes dictatoriaux ?
AG : « Pendant la Révolution, tous les artistes portugais ont soutenu plus ou moins la résistance. Ils ont tous essayé de renforcer la révolution, mais ça n’a jamais été un support direct. Plutôt un support poétique. La musique a pris une grande place. C’est la musique qui a servi d’alerte pour annoncer aux militaires le début de la révolution. C’était une chanson d’un chanteur portugais, Jose Alfonso. Ensuite, quand la situation est devenue plus tendue, il y a eu une autre musique… Et puis quand on a compris qu’on avait gagné, il y a eu de plus en plus de musiques à sortir. C’était un grand moment d’expression musicale. La musique et la poésie ont été le plus grand mouvement dans l’expression artistique pour soutenir la révolution. »
SB : « Ici, c’était lié au tank rose de 1991. C’est David Černý qui a réalisé cette « performance », si je puis dire. Il avait peint en rose un tank classé Monument Culturel National commémorant la libération de Prague en 1945. Le tank a été repeint ensuite en vert par des soldats. Et puis des députés nouvellement élus l’ont repeint en rose… A la fin, tout le monde l’a accepté : d’accord, nous sommes libres. Mais c’était deux ans déjà après la fin de la dictature communiste ! Cela a pris beaucoup de temps. »L’exposition est à retrouver au deuxième étage de la Bibliothèque municipale de Prague jusqu’au 29 septembre. Rendez-vous également sur le site internet : https://bit.ly/2WScQWo