Karel Čapek, cet écrivain visionnaire que les lecteurs français redécouvrent
Depuis quelques années, l’écrivain, journaliste et essayiste tchèque Karel Čapek connaît un regain d’intérêt en France, où il était quelque peu tombé dans les oubliettes éditoriales. Pour preuve entre autres, la mise en scène par le comédien Robin Renucci de la Guerre des salamandres, dont nous avons eu l’occasion de parler sur RPI à plusieurs reprises, mais aussi le travail d’édition et de traduction mené aux éditions La Baconnière par Ibolya Virag. La pandémie de coronavirus a aussi rappelé le caractère visionnaire de cet homme engagé et démocrate décédé prématurément d'une pneumonie il y a 82 ans de cela, le 25 décembre 1938 quelques mois seulement avant l'occupation de son pays par les nazis. Autre maison d’édition française très impliquée dans la redécouverte de Karel Čapek, Les Editions du Sonneur. Pour en parler, RPI a interrogé l’éditrice Valérie Millet :
« Le premier ouvrage de Karel Čapek que nous avons publié, c'est voyage vers le Nord, qui n’était jamais sorti en français. C'est Alberto Manguel qui m'a mise sur la trace de cet ouvrage. Alberto Manguel est un écrivain argentin, auteur de ce livre qui a fait pas mal de bruit, Une histoire de la lecture. Alberto, que j'ai la chance et l'honneur de connaître, m'a un jour parlé de cet ouvrage en me disant que c'était un livre majeur et dont il avait parlé un jour, lors d'un voyage dans le grand Nord européen avec Cees Nooteboom, un auteur néerlandais. Tous deux avaient évoqué lors de ce voyage cet ouvrage de Čapek . J'ai eu une chance énorme : j'ai découvert que le texte avait paru en anglais, donc j'ai pu le lire. J'ai immédiatement voulu le faire paraître en français et je suis allée jusqu'à contacter Cees Nooteboom, en lui racontant toute l'histoire de son voyage avec Alberto Manguel, et il a accepté de nous faire une préface. C'est Benoît Meunier qui s'est chargé de la traduction. »
Vous avez accompagné ce texte des illustrations de l'auteur qui viennent enrichir le propos. C'était important de les conserver et de renouer avec cette tradition de texte et d'illustration en même temps ?
« C'était impératif pour nous de mêler les illustrations de l'édition d'origine à notre ouvrage. D'autant plus qu'il y a un passage où Karek Čapek fait référence à un dessin. Il parle d'un petit garçon lapon et dit : 'regardez-le, je l'ai dessiné'. Donc cela nous semblait complètement inapproprié de ne pas entreprendre ce travail de restitutions de ses dessins qui sont, en outre, absolument admirables. Notamment, quand il parle des forêts de sapin, il dit que c'est un peu répétitif mais que chaque arbre a sa spécificité. Il y a des planches où il a dessiné les sapins qui sont incroyables. Sur certaines, l'arbre n'est qu'un seul trait, mais on voit le sapin ! Pour moi, c'était nécessaire et impératif de faire figurer les dessins qu'il a réalisés au cours de ce voyage. »
Ce sont des dessins qui ont autant de valeur que l'écrit...
« C'est un tout, ça se complète. Ces dessins ont autant d'esprit que ses textes. Karel Čapek était un homme admirable à tous points de vue. C'était donc inenvisageable de ne pas faire figurer les dessins. »
C'est aussi le cas d'un autre ouvrage que vous avez publié, Dachenka. Les Tchèques, qui aiment beaucoup les chiens, connaissent bien ce livre qui est certes pour les enfants, mais qu'on peut lire, finalement à tout âge.
« Exactement. C'est un peu comme Tintin, de 7 à 77 ans. Nous avons eu un plaisir immense, n'étant plus malheureusement dans le monde de l'enfance, à découvrir ce texte. Là, pareil, les dessins ont une telle part dans le récit qu'il était impératif de les reproduire. Dans l'édition originale tchèque, il y a aussi des photos de Dachenka. Nous avons pris le parti de rester sur la ligne dessinée. Il y avait eu, pour le coup, une édition française de Dachenka à la fin des années 1940, avec les dessins et sans les photos. On voulait par ailleurs en faire un livre de lecture au format pas trop grand, qu'on puisse s'approprier, qui puisse faire partie d'un impératif avant de se coucher. Par ailleurs, comme dans l'édition françaises des années 1940, on a reproduit les dessins en bichromie, en rouge aussi, pour leur donner un peu plus de classe qu'en noir. »
Autre ouvrage que vous avez publié : les Contes d'une poche et d'une autre poche. Ce sont de petites nouvelles, souvent drôles, parfois absurdes. C'est quelque chose de très sympathique pour découvrir le monde de Karel Čapek. Je me souviens d'une édition tchèque où on retournait le livre selon que ce soient les contes d'une poche ou de l'autre poche. Est-ce que cela a été aussi votre parti-pris ?
« Non, parce qu'on a fait faire une illustration pour la couverture. On a travaillé avec Jean-François Martin qui a fait un magnifique dessin où justement il met en avant le jeu avec les deux poches. On n'a donc pas pris ce parti parce qu'aujourd'hui, le problème est que techniquement on doit mettre un code barre sur un livre pour sa commercialisation, ce qui n'était pas le cas de l'édition tchèque. Malheureusement, ce sont des facéties graphiques qui sont plus compliquées à mettre en place aujourd'hui. Dans les années 1960 avait paru en France une sélection des Contes d'une poche et de l'autre poche. Il y avait 22 nouvelles qui avaient été traduites sous un titre qui n'avait rien à voir avec l'original : L'Affaire Selvin, qui est le titre d'une des nouvelles. Les 26 autres nouvelles n'avaient jamais été traduites. Nous avons pris le parti de faire traduire les 26 nouvelles manquantes et de faire réviser les 22 déjà traduites. C'est Barbora Faure qui s'en est chargée pour nous. L'impératif était là aussi de rendre l’œuvre dans son intégralité. »
J'ai l’impression que ces dernières années, il y a une sorte de regain d'intérêt pour Karel Čapek en France. Comment le comprenez-vous ?
« Le mouvement a été lancé par Ibolya Virag en France qui travaille à l'édition ou réédition de textes de Karel Čapek avec les éditions La Baconnière. Cela a été une des personnes qui a œuvré pour ce regain d'intérêt. Je pense que comme un certain nombre d'auteurs, Čapek était tombé dans une sorte d'amnésie éditoriale et qu'il était temps de lui rendre toute sa place, une place considérable tant du point de vue littéraire, historique que politique. »
Et Karel Čapek est toujours d'actualité aujourd'hui. Je pense à sa pièce de théâtre La Maladie blanche qui aujourd'hui peut paraître très visionnaire au vu de la pandémie de Covid-19. Cette pièce ne mériterait-elle pas une réédition en français ?
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« Bien sûr ! Karel Čapek est de toutes les façons d'une grande modernité. Dans son Voyage vers le Nord il a toute une série de considérations qui sont d'une actualité criante. Dans Contes d'une poche et d'une autre poche de même. C'est pour cela que cet écrivain me semble majeur. Quant à La Maladie blanche, c'est un projet sur lequel nous travaillons actuellement, avec d'autres projets encore. Il reste une partie de l’œuvre de Čapek qui n'a pas été traduite en français. Nous poursuivons donc le sillon que nous avons commencé à creuser. »
Pour finir, précisons que Karel Čapek n'est pas le seul auteur tchèque que vous avez édité. Vous avez également publié Le Requiem de Terezín de Josef Bor...
« Figurez-vous que ce texte a une place particulière dans notre catalogue. C'est l'un des deux premiers textes de la maison. Nous avons lancé la maison d'édition avec un texte contemporain français et avec la réédition du Requiem de Terezín, parce que dès le départ, notre désir éditorial était de travailler sur ces deux aspects : la littérature contemporaine, française et étrangère, et la réédition ou la traduction de textes oubliés d'auteurs connus ou reconnus. J'avais lu Le Requiem de Terezín plusieurs années auparavant. C'est un ami qui m'en avait recommandé la lecture. J'avais trouvé ce texte absolument admirable puisqu'il s'agit de l'histoire d'un chef d'orchestre qui, au camp de Terezín, décide de monter le Requiem de Verdi, avec les prisonniers du camp, pour une seule et unique représentation devant l'administration nazie, dont Eichmann. Josef Bor a lui-même été interné à Terezín. C'est donc le récit de toutes les répétitions, de l'introduction des instruments... c'est un hymne magistral à la résistance par l'art. D'autant plus que le Requiem de Verdi est une œuvre catholique, chantée par des prisonniers juifs. Il y a là la quintessence même de ce drame suprême qu'a été le deuxième conflit mondial. J'ai toujours été étonnée qu'aucun éditeur n'ait décidé de remettre à la disposition des lecteurs français cet ouvrage majeur. Quand j'ai monté la maison d'édition, j'ai fait l'acquisition des droits et de la même façon, j'ai racheté et révisé la traduction des années 1960. La maison s'est vraiment fondée sur ce texte-là. »