Kateřina Šafaříková : « Quand vous vous promenez sur la voie royale, vous voyez seulement des choses kitsch »

La voie royale, parcours incontournable de tout séjour touristique dans la capitale tchèque, qui part du bas de la place Venceslas à la place de Malá Strana, de l’autre côté du pont Charles, et dans laquelle se bousculent la plupart des touristes, n’a plus tout-à-fait le visage de la petite ruelle charmante et authentique qu’elle avait autrefois, transformée aujourd’hui en un grand déballage de kitsch qui déborde des étalages des boutiques de souvenirs. C’est de ce constat que sont partis les journalistes de la rédaction du journal Respekt, et notamment Kateřina Šafaříková, pour mener leur enquête dans la voie royale.

« La voie royale est un chemin, ou une route, historique, dans le centre de Prague, qui a toujours été l’épine dorsale de Prague, même sous le régime communiste. Mais à l’époque, c’était une voie d’à peu près quatre kilomètres mais avec des bâtiments très abîmés, très vieux, presque détruits, mais toujours avec des endroits très romantiques. Que ce soit pour les Praguois ou pour les gens de l’extérieur de Prague, c’était toujours le but des petites promenades du dimanche. A la chute du mur de Berlin, la voie a totalement changée. Les bâtiments qui étaient le patrimoine de l’Etat ont été vendus à des propriétaires privés, ce qui fait que maintenant, la majorité, et presque la totalité des maisons de la voie royale appartiennent à des propriétaires privés. Après le changement de régime, les premiers à acheter ces bâtiments étaient des hommes d’affaires, des entrepreneurs des anciens pays soviétiques ou de l’ex-Yougoslavie. C’est les gens qui ont été les plus actifs et qui aussi avaient les moyens, de l’argent donc. Ils ont acheté les rez-de-chaussée des bâtiments historiques où ils ont ouvert des boutiques de souvenirs. Il est logique de vendre des souvenirs puisque c’est une voie très touristique mais ce qui s’est passé dès les premières années, et qui est encore plus visible aujourd’hui, c’est que l’on vend dans ces magasins beaucoup de kitsch et peu de choses originales, et aussi des choses qui ne sont pas tchèques, comme par exemple des matriochka, les poupées russes, qui sont très connues. La plupart des touristes qui viennent à Prague, surtout les Américains, ou les Chinois, ne savent pas forcément que ces matriochka ne sont pas tchèques mais russes. Et en tant que tchèque, quand vous vous promenez sur la voie royale, vous voyez seulement des choses kitsch, soit tchèques mais peu raffinées, de mauvaise qualité, de mauvais goût, soit des choses qui ne sont pas tchèques du tout comme les matriochka, les manteaux et uniformes de soldats soviétiques etc. Kitsch ! Comme c’est visible, et cela gêne beaucoup de monde parmi les Praguois, nous avons décidé à la rédaction de Respekt que nous allions poser cette question simple, ouverte : comment cette situation est-elle possible ? »

Qui avez-vous contacté pour mener cette enquête ? Quels sont les interlocuteurs que vous êtes allée rencontrer ?

« J’ai fait deux choses. La première, j’ai passé deux journées entières sur la voie royale. J’ai visité les magasins, les boutiques, je suis allée parler avec les vendeurs et les vendeuses. J’ai aussi parlé avec les habitants, les Tchèques qui habitent toujours dans ces bâtiments depuis des années, avec ces résidents donc. Puis j’ai bien sûr contacté les élus du premier arrondissement de Prague et j’ai aussi essayé de contacter la mairie de Prague capitale. Comme nous sommes à l’époque des vacances, je n’ai pas réussi à contacter le maire de Prague mais j’ai tout de même parlé avec des élus de différents partis et je leur ai posé cette question : comment cette situation était-elle possible, en sont-ils gênés, sont-ils d’accord, n’y a-t-il pas un problème législatif puisqu’on vend des objets qui ne sont pas tchèques du tout, mais sous l’étiquette de produits régionaux typiquement tchèques, artisanaux etc. J’ai donc essayé d’investiguer pour savoir si ces élus se rendent compte de ce qui se passe dans les boutiques de la voie royale, et si cela les intéresse. »

S’y intéressaient-ils alors avant que vous veniez les questionner à ce sujet ou pensez-vous avoir soulevé ces préoccupations, ces questionnements ?

« A vrai dire, le fait que la voie royale soit un festival du kitsch gêne tout le monde, même les élus, qu’ils soient anciens ou qu’il s’agisse des nouveaux élus de l’année dernière. Mais, en faisant l’article, j’ai trouvé qu’il y a une capitulation totale vis-à-vis de ce qu’il s’y passe. Lorsqu’on parle à un élu, il répond qu’il s’agit de bâtiments privés, et que l’on ne peut rien faire. Je me suis donc opposée en disant que si toute la ville de Prague est inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, et s’il y a autant de lois qui portent sur la conservation du patrimoine national, il est forcément possible d’avoir des moyens de réguler, de contrôler ce qui se passe sur la voie royale. Les élus étaient plus ou moins d’accord avec cette objection, mais ils ne savent rien du tout, ils ne savent pas s’il y a des outils, des moyens exécutifs, législatifs, ou même des moyens locaux parce qu’il n’y a pas forcément besoin d’une loi nationale. Mais en tout cas, j’étais surprise par le manque de capacités des élus à réagir face à cette réalité, même si cette réalité les concerne aussi. »

Avez-vous eu des réactions d’autres personnes ? Y a-t-il par exemple des associations qui pourraient s’occuper de cette question à Prague ?

« Il y a une association, un club pour la conservation du vieux Prague, qui est très ancien. J’ai parlé avec la présidente de ce club, mais elle m’a répondu que nous avons le capitalisme et la démocratie et que le commerce se fait de façon libérale. Et ce qui est important pour elle et pour le club, c’est la liberté de commercer, d’entreprendre. Pour eux, ce qui est important de préserver, ce sont les maisons et les bâtiments anciens, mais seulement cela. Ainsi, le club peut protester contre la destruction, la démolition d’une maison ancienne, mais ils ne s’intéressent pas à ce qui se passe à l’intérieur des bâtiments. Sinon, il n’y a aucune organisation qui rassemble une protestation populaire sur ce sujet. Mais lorsqu’on parle avec les gens de Prague, et même après la publication de l’article, j’ai eu beaucoup de réactions des gens, des lecteurs de Respekt qui étaient contents, et qui m’ont félicitée d’avoir ouvert ce dossier. »

La façon dont la ville de Prague est construite, où tout est concentré, laisse penser que la situation est inévitable…

« Vous avez raison. Justement, j’ai parlé avec un jeune architecte qui m’a dit que la voie royale ou le centre de Prague est construit de telle manière qu’il est inévitable que la voie royale reste comme cela, c’est-à-dire pleine de touristes, parce que c’est très étroit. Mais en même temps, il y a des exemples d’autres capitales européennes qui ont plus ou moins le même problème et qui ont déjà fait face à ce phénomène, de tourisme et de kitsch. Il m’a donné l’exemple de Milan, en Italie, et un passage historique, très abîmé, très étroit qui est aussi l’attraction principale du centre de Milan. Les élus ont décidé il y a quelques années qu’à l’intérieur de ce passage, piéton, toutes les vitrines seraient en noir et or, y compris les vitrines de Mac Donald. Il m’avait donné cet exemple pour me montrer qu’il y a des moyens doux, qu’il n’est pas nécessaire d’entrer en guerre contre la mairie ou contre les commerçants de la voie royale, mais pour montrer qu’il y a des moyens, des outils de ce genre. »