Kunsthalle Praha : (re)découvertes artistiques éclectiques... et électriques

'Art cinétique : 100 ans d’électricité dans l’art'

Initiative entièrement privée, la Kunsthalle Praha ouvrira ses portes au public le 22 février avec une exposition intitulée « Kinetismus : 100 ans d’électricité dans l’art ». Entre les derniers coups de pinceau et l’installation des premiers éléments de l’exposition, Radio Prague International a suivi la commissaire responsable des expositions Christelle Havranek pour une visite guidée de cette ancienne station de transformation située dans le quartier pragois de Malá strana, et reconvertie en lieu d’expositions temporaires dédié à la création moderne et contemporaine.

« A droite de l’entrée principale de la Kunsthalle Praha se trouve le bistrot, ouvert même aux personnes n’ayant pas de billet pour les expositions. Car nous voulons que la nouvelle Kunsthalle soit un lieu convivial, qu’il ne s’agisse pas uniquement d’une présentation d’œuvres d’art visuel, mais également d’un lieu de rencontre et de découvertes. Nous souhaitons qu’il soit aussi accessible que possible, et qu’il s’y passe beaucoup de choses. »

Kunsthalle Praha | Photo: Vojtěch Veškrna

Autrefois transformateur, aujourd’hui musée

Christelle Havranek | Photo: Vojtěch Veškrna

« A l’origine, il s’agissait d’une station de transformation de l’électricité. Elle a été construite dans les années 1930, en plein centre de Prague, ce qui est en soit peu habituel pour ce type de construction : à l’époque, ces bâtiments étaient essentiellement construits dans le style fonctionnaliste. Cependant, celui-ci – de par son emplacement dans le centre historique, tout près du château – a une façade néoclassique qui ne révèle pas sa fonction. De cette façon, cette façade fonctionne aussi bien aujourd’hui – pour un lieu culturel – qu’elle le faisait à l’époque où c’était un lieu industriel. Peu savaient alors que derrière cette façade assez prestigieuse se cachait un établissement technique. »

Le bâtiment de la future Kunsthalle en 1932 | Photo: Archives de la Kunsthalle

« La façade a été conservée ; l’intérieur beaucoup remanié. Le plan est resté intact, puisque la parcelle ne permet aucune extension. Mais l’intérieur et la configuration des espaces ont été revus, pour qu’ils soient adaptés à toutes sortes d’expositions, mais aussi pour les mettre aux normes. En termes d’humidité et de climatisation, c’est un bâtiment assez compliqué. Le lieu originel a été construit avec un béton assez fragile – car c’était une époque d’électrification massive de la ville de Prague – et ces bétons sont devenus dangereux, menaçant de s’écrouler. C’est pourquoi l’intérieur devait être intégralement refait. Il aurait pu être refait à l’identique ; ce qui n’a pas été le cas, mais nous pensons que c’est vraiment une bonne chose. Car ainsi nous avons un des rares lieux de Prague véritablement adapté à la fonction muséale. Il ne s’agit pas seulement d’une tentative de combinaison d’un espace ancien avec une présentation contemporaine ; c’est un espace véritablement fait pour l’art moderne et contemporain. »

Intérieur de la Kunsthalle Praha | Photo: Filip Šlapal

Le bistrot du musée

« Dans le bistrot se trouve l’un des rares – et monumentaux – éléments qui soient restés de l’époque industrielle. Il s’agit d’un pont roulant, un système de poulies de taille très importante, qui date de l’entre-deux guerres, lorsque les éléments techniques ont été installés dans ce bâtiment afin d’alimenter en électricité toute une partie des réseaux de tramways de Prague depuis cette centrale. »

« Ce bistrot sera donc un lieu de restauration semi-rapide, à la manière d’une cafétéria, où pourront également être organisés des événements ponctuels, des concerts, des projections… Le concept de la Kunsthalle est d’avoir un lieu très vivant. »

Trois espaces et deux expositions

« Nous avons dans le bâtiment trois lieux d’exposition aux dimensions semblables, mais aux configurations très différentes. Au premier niveau, nous avons un espace très vaste aux plafonds très hauts, et sans lumière du jour. A l’étage au-dessus se trouve un lieu beaucoup plus éclairé et avec un plan beaucoup plus géométrique. Tout en haut se trouve une troisième galerie ouverte sur une immense fenêtre qui donne sur la végétation à l’arrière du bâtiment. »

« Notre programme sera systématiquement conçu de façon à accueillir deux expositions en parallèle : une grande exposition qui occupera les galeries 1 et 2, et une exposition de format plus restreint au troisième étage. Cependant, pour l’ouverture, nous avons opté pour une grande exposition thématique consacrée à l’électricité dans l’art, qui commence avec des œuvres des pionniers de l’art cinétique datant des années 1920 et qui se termine avec les expériences contemporaines – l’intelligence artificielle. »

Marcel Duchamps,  Rotorelief,  1935-1959 | Photo: Association Marcel Duchamp,  ADAGP,  Paris,  2021

Expositions temporaires dédiées à la création contemporaine

« Le concept de Kunsthalle, c’est un lieu d’expositions temporaires dédié à la création moderne et contemporaine. Nous n’allons pas nous cantonner à l’art d’aujourd’hui ; nous voulons aussi présenter l’art d’artistes du XXe siècle qui ne sont plus parmi nous. Nous voulons montrer la continuité entre le début du siècle passé – ce moment complètement fou de modernisation des villes – et l’art d’aujourd’hui. Ce contexte géographique et historique large nous semble essentiel. Nos expositions seront dans tous les cas temporaires, et non réalisées à partir de la collection du fondateur. »

Man Ray,  Emak Bakia,  1926 | Photo: Ronald Grant Archive - Alamy /Stock Photo,  Man Ray 2015 Trust - ADAGP Paris 2021

« Travailler avec des artistes du pays, c’est la base de notre projet. Mais mettre en perspective la création artistique tchèque et pragoise dans un contexte géographique et historique plus vaste, c’est aussi notre mission. Par exemple, pour cette première exposition, nous commençons avec un pionnier tchèque de l’art cinétique, Zdeněk Pešánek, qui est totalement inconnu en dehors de la République tchèque. Et nous choisissons de le montrer aux côtés des grands noms de l’art cinétique que sont Marcel Duchamp (un des précurseurs de l’art cinétique avec ses rotoreliefs), László Moholy-Nagy, Naum Gabo ou Man Ray. Nous visons à recontextualiser, à montrer sous une perspective différente – du point de vue de l’Europe centrale – l’évolution d’un courant dans une ville comme Prague. Car on sait très bien que l’histoire de l’art a été écrite plutôt du point de vue des Européens de l’Ouest. »

« Nous avons cette chance d’être dans une ville culturelle passionnante, où il y a encore beaucoup à faire émerger, à redécouvrir. Profitons-en. »

László Moholy-Nagy,  Lightplay Black- White-Gray,  1930 | Photo: OOA-S 2021

L’électricité comme fil conducteur

Photo: Vojtěch Veškrna

« Nous présenterons donc des œuvres immersives, des sculptures cinétiques, du cinéma… Le dénominateur commun de cette première exposition est ‘une œuvre qui fonctionne à l’électricité’. C’est très complexe, mais c’est intéressant de voir tout ce que cette énergie-là a pu avoir comme impact dans la création du siècle qui vient de passer. Et nous montrerons également que cela a évolué non seulement dans notre partie du monde, en Europe, mais aussi sur tous les continents. Outre celles d’Europe centrale et orientale, nous aurons des œuvres d’artistes néo-zélandais, sud-africains, turcs, indiens... Certains artistes étaient méconnus pendant la période communiste ; nous voulons les faire redécouvrir, aux côtés de noms très connus. Cette exposition est en quelque sorte un manifeste de ce que l’on souhaiterait faire sur le long terme, même si nos expositions ne seront pas toujours aussi complexes et n’iront pas dans autant de directions. Mais mon idée, c’était de commencer avec une super-exposition, un hyper-projet qui annonce les différentes lignes de ce nouveau lieu. Une grande introduction. »

« J’étais bien consciente que, dès lors qu’on transforme un lieu, on doit faire face à l’attachement des gens qui ont vécu dans la ville, dans le quartier. On ne peut pas balayer d’un revers de main toute l’histoire d’un lieu. En revanche, on peut en faire quelque chose de constructif, et évoluer avec cette histoire. »

Cabinet de curiosités électriques de Mark Dion | Photo: Vojtěch Veškrna

Les différentes vies du lieu dans un cabinet de curiosités

Livret du Cabinet de curiosités électriques de Mark Dion | Photo: Anaïs Raimbault,  Radio Prague Int.

« Dans certaines pièces, le sol moucheté de cuivre est fait de composants récoltés sur le site avant sa rénovation. Notre première exposition comprendra également le cabinet de curiosités électriques de Mark Dion. En 2018, au tout début de la rénovation, nous nous sommes demandés ce que nous allions faire des objets qui étaient restés là, comme des témoins des différentes vies du lieu. Au début des années 1930, il était occupé par des installations techniques monumentales qui se sont ensuite réduites, libérant ainsi l’espace. Dans les années 1980-1990, ce lieu était plus ou moins à l’abandon ; dans les années 2000, il a été squatté par un club underground qui y organisait des concerts, des pièces de théâtre, un bar improvisé… Certains s’en rappellent encore, moi je n’y suis jamais venue : malheureusement, je n’ai jamais été invitée ! J’ai donc demandé à l’artiste Marc Dion de faire une œuvre de ces traces du passé. Les cabinets de curiosité c’est son travail, même s’ils sont souvent plutôt axés sur l’histoire biologique du monde. Mais l’histoire industrielle l’intéresse aussi. Ce sont des cabinets poétiques ; il s’agit de son interprétation d’un moment donné de l’histoire de l’humanité. »

Zdeněk Pešánek,  100 ans d’électricité,  1932-36 | Photo: Monoskop

Zdeněk Pešánek, architecte et pionnier du cinétisme

Zdeněk Pešánek,  100 ans d’électricité,  Loi d'Ampère,  1932 | Photo: Monoskop

« L’histoire du bâtiment est liée à un artiste, Zdeněk Pešánek, qui avait été sollicité pour décorer la façade, et qui était un pionnier de l’art cinétique. Il avait imaginé une série de sculptures intitulée ‘100 ans d’électricité’, un assemblage à base de matériaux industriels. Il y a même incorporé le néon, et on estime que c’est le premier artiste au monde à avoir utilisé le néon en art. Ses œuvres sont des allégories de l’histoire de l’électricité. Elles ont été présentées à Paris en 1937. Mais au retour à Prague, on ne sait pas pourquoi, elles n’ont jamais été installées sur la façade pour laquelle elles avaient été prévues. »

La façade de la Kunsthalle | Photo: Vojtěch Veškrna

« Kunsthalle », quèsaco ?

« Le terme ‘Kunsthalle’ fait référence à un type d’institution que l’on connaît dans les pays germanophones et qui signifie littéralement « salle d’exposition ». Ce sont des lieux qui ont été conçus au XIXe siècle ; la première Kunsthalle ayant été créée à Hambourg, je crois. Il s’agissait d’associations d’artistes qui créaient un lieu pour présenter leurs créations. Souvent les Kunsthalle sont des lieux sans collection propre, mais pas toujours, car depuis le XIXe siècle, le modèle a énormément évolué. Il a pris divers chemins ; il n’y a pas deux Kunsthalle qui se ressemblent. D’ailleurs, aujourd’hui, la Kunsthalle Hamburg est connue justement pour sa collection. Mais l’idée essentielle est de travailler plus particulièrement avec la scène artistique locale, de soutenir les artistes en présentant leurs travaux de diverses manières, et en les aidant à la production. Nous avons voulu nous inscrire dans ce réseau de Kunsthalle. »

Future salle d'exposition | Photo: Vojtěch Veškrna

« De plus, le terme allemand offre une référence à l’histoire du pays, autrefois bilingue. Et le sujet reste apparemment tabou, car c’est compliqué d’introduire un mot allemand en République tchèque aujourd’hui. Mais je pense qu’il est temps d’évoluer et de se dire que ces histoires appartiennent au passé. Pour moi, le lien avec l’Allemagne devrait être apaisé. « Kunsthalle » fait référence à quelque chose de très précis dans le milieu de l’art. Et l’association de ‘Kunsthalle’ et de ‘Praha’ – qui reste un mot tchèque–, je trouve que c’est bien, de rappeler que la République tchèque était – et est encore – un lieu à la croisée de diverses cultures, de diverses influences. Renouer avec cela me semble un beau symbole. »

Une proposition complémentaire dans un paysage culturel dense

Intérieur à la Kunsthalle | Photo: Vojtěch Veškrna

« Nous n’avons pas la prétention d’inventer quelque chose d’entièrement nouveau, mais plutôt d’apporter une proposition complémentaire dans un paysage culturel assez dense, il est vrai, mais qui a encore beaucoup de potentiel. Si l’on compare la République tchèque avec le réseau des lieux culturels en Autriche, en Allemagne, nous avons encore pas mal de travail à faire. En plus, connaissant l’attractivité de cette ville, nous ne venons pas saturer le paysage, loin de là. »

Objectif : visiteurs de Prague et de l’étranger

Photo: Vojtěch Veškrna

« Pour nous, l’ancrage dans le pays est ce qu’il y a de plus important. Oui, nous aimerions attirer des visiteurs l’extérieur, mais toujours en partant de notre spécificité. Avec cette première exposition sur l’art cinétique, nous partons du nom méconnu de Zdeněk Pešánek – qui a, d’après moi, autant d’intérêt que les autres pionniers de l’art cinétique – en le présentant aux côtés de grands noms de l’art cinétique, de façon à attirer un public extérieur, qui va ainsi découvrir cet artiste dont il ne connaissait pas l’existence. Notre idée est de travailler sur les deux tableaux, de faire des grands projets thématique à dimension internationale, mais toujours en incluant une composante locale, pour attirer les deux types de public : les touristes – car nous sommes situés en plein cœur historique de la ville – mais aussi la population résidente de Prague, qui est pour nous essentielle.

Initiative privée et philanthropie à l’américaine

Fin des travaux à la Kunsthalle Praha | Photo: Anaïs Raimbault,  Radio Prague Int.

« Pour ce qui est du financement du projet, notre directrice administrative en a une connaissance approfondie. Je ne suis pas en mesure de répondre. Mais ce qui est certain, c’est qu’il s’agit d’une initiative totalement privée, mais avec la volonté d’obtenir au fil du temps des partenariats sur le modèle de la philanthropie à l’américaine, avec un réseau de partenaires qui soutiennent un lieu auquel ils s’intéressent. »

« Nous nous trouvons actuellement à une époque où apparaissent ces nouveaux collectionneurs philanthropes. Cela n’existait pas auparavant, et il n’y a pas de culture de la philanthropie. Mais en Allemagne, ce genre d’initiative est désormais habituelle, cela constitue un moyen de soutien et de contribution à la culture locale. Ainsi coexistent le financement public, la philanthropie et les initiatives privées. Pendant longtemps, la France a elle aussi eu beaucoup de réticences à ce sujet. Mais les choses changent, petit à petit. Néanmoins, cela ne va pas sans questionnement. »

Kunsthalle Praha | Photo: Vojtěch Veškrna
15
50.09232080518704
14.409695625305176
default
50.09232080518704
14.409695625305176