La caricature tchèque
Actuellement se tient dans la Maison à la Cloche de pierre à Prague une exposition sur la caricature tchèque de 1900 à 1950. L'humour a toujours joué un rôle crucial dans l'histoire tchèque et plus particulièrement dans les moments difficiles. Pas étonnant, donc, que la caricature représente une véritable tradition dans le pays.
De 1880 à 1914, l'Europe connaît son âge d'or de la caricature. Que ce soit en France ou en Bohême, elle s'exprime par une grande expressivité humoristique, qui utilise souvent la violence du trait. L'un de ses plus illustres représentants dans l'Hexagone est un Tchèque : Frantisek Kupka. Né en 1871 à Opocno, en Bohême orientale, très tôt orphelin, il s'installe à Paris en 1896 après être passé par l'école des Beaux-Arts de Prague. Pour survivre, il réalise des affiches pour les cabarets de Montmartre mais aussi de nombreuses caricatures.
Entre 1900 et 1912, il fréquente les milieux anarchistes. Précisons qu'à ce moment, la violence anarchiste, qui a culminé en 1894 avec l'assassinat du président Sadi Carnot, est bien retombée. Les attentats des années 1890 ont convaincu de nombreux militants de se détourner de l'action violente.
Kupka lui-même est loin d'être un fanatique mais sa participation à des revues anarchisantes démontre son intérêt pour les idées libertaires et sociales. De 1901 à 1907, il s'illustre comme un brillant caricaturiste dans "Les Temps nouveaux" de Jean Grave et surtout dans "L'Assiette au beurre". Dans ses dessins, il s'en prend à une société inégalitaire où l'argent règne en maître. Il fustige aussi les guerres coloniales et les passions nationalistes.
La religion figure aussi en bonne place parmi les sujets abordés. Il dénonce ainsi l'abrutissement lié au fanatisme religieux. Pour Ondrej Chrobak, organisateur de l'exposition actuelle sur la caricature tchèque, "Frantisek Kupka visait, plus que la religion elle-même, l'Eglise en tant qu'institution. Parmi les thèmes les plus fréquents figure l'accusation de tentative de contrôle et de manipulation sur le peuple."
Après la guerre, Frantisek Kupka laissera de côté la caricature pour renouer avec la peinture. Mais il aura inauguré une grande tradition de la caricature tchèque, qui atteint une certaine maturité sous la 1ère République tchécoslovaque, dans l'entre-deux-guerres.
Avec la montée des idéologies, la caricature tchèque se politise dans les années 30. En janvier 1934, un groupe d'artistes allemands exilés de l'Allemagne nazie sort à Prague le premier numéro de Simplicus, hebdomadaire satirique. Composé également de nombreux artistes tchèques, Simplicus devient un pôle majeur de lutte contre le danger national-socialiste. Ses armes : l'humour, l'ironie et la satire. On compte, parmi ses signatures, les caricaturistes Antonín Pelc et Adolf Hoffmeister.
Le thème du corps, qui revient souvent au long des publications, est d'abord un prétexte pour s'éloigner de l'esthétique nazie, basée sur la virilité et la masculinité. Il permet aussi, par l'évocation de relations entre nations et religions différentes, de lutter contre les mythes racistes, si puissants dans les années 30. C'est avec une ironie savoureuse que Frantisek Bidlo donne, dans Simplicus, sa définition du mâle aryen idéal : "blond comme Hitler," "mince comme Goering," "bien bâti comme Goebbels" et "masculin comme Röhm." En 1934, se tient, dans la galerie Manes à Prague, la première exposition internationale de la caricature, où les préoccupations contre la montée du fascisme prédominent.
En 1939, Simplicus change de nom pour devenir Le Simple. Malgré la guerre et l'occupation allemande, la revue maintient un temps ses activités mais ses auteurs sont pourchassés. Adolf Hoffmeister, qui parvient à échapper à la Gestapo, s'exile aux Etats-Unis après un bref détour par la prison de la Santé à Paris. Dans le recueil "Touriste malgré soi", écrit en 1941, il dessine de féroces dessins contre le système nazi.
Après le coup de Prague en 1948, la revue sera censurée. Il faudra attendre les années 60 pour que quelques caricatures réapparaissent timidement dans le paysage artistique tchèque. Surtout, les revues littéraires se font alors l'écho du second âge d'or de la caricature, qui voit en France l'éclosion de journaux comme Charlie Hebdo. La revue tchèque "Plamen" reprend ainsi des titres de Hara Kiri ou des dessins salaces de Reiser. Ce n'est pas innocent dans le contexte du régime communiste, fondé sur un puritanisme de façade.De son côté, le pouvoir avait aussi utilisé la caricature comme instrument de propagande dans les années 50. Les journaux officiels, comme le "Rude Pravo", s'acharnent avec violence sur les "traîtres" et autres "fascistes", appellation rassemblant indifféremment sociaux-démocrates ou représentants de l'intelligentsia de la première République.
Parmi les cibles préférées du régime : Ferdinand Peroutka, journaliste et directeur, dans les années 30, de la revue politico-culturelle "Le Présent". En 1948, il s'exile aux Etats-Unis, où il figure parmi les fondateurs de Radio Europe libre. En 1951 sont créées les émissions tchèques et slovaques. Pour le PCT, c'est l'ennemi à abattre, au moins par l'image. Et on aura droit à une série de caricatures sur le thème de Peroutka au micro de Radio Free Europe. Les variantes sont nombreuses : les yeux bandés par un billet de 100 dollars. Ou encadré par un soldat américain. Ou encore cachant, par la fumée de sa pipe, des bombes américaines. Bref, le parfait traître "à la solde de l'impérialisme américain."
Il y aurait sans doute une histoire de la caricature tchèque à écrire. Moyen direct, la caricature a en effet toujours été au coeur des problèmes contemporains. L'affaire actuelle des caricatures de Mahomet est là pour le prouver.