La disparition de la vie privée n’est pas inévitable

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Pour la publicité ciblée comme pour les campagnes électorales, les informations concernant notre activité en ligne sont très prisées sur le marché des données personnelles. Pour beaucoup, la sécurité de l’information et la protection des données sur internet semblent certes être des sujets importants mais souvent trop techniques voire ennuyeux. Mais devons-nous nous résilier à laisser nos données personnelles à la portée de n’importe qui sur la toile ? Informaticien français basé à Prague, Jerôme Poisson apporte une réponse : selon lui, la perte de la vie privée n’est pas inévitable.

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Admettons, pour commencer, que le thème de la protection des données personnelles n’est pas forcément très sexy. Peu de journalistes ont le talent et les moyens de John Oliver, animateur d’un programme hebdomadaire politico-humoristique à la télévision américaine, Last Week Tonight (La semaine passée cette nuit), qui consacre pourtant régulièrement ses programmes à ces questions. Et cela ne l’empêche pas d’enregistrer des millions de vues sur YouTube. Même sans le charme d’Oliver, essayons nous aussi de nous pencher sur ce sujet clef.

Pour le côté technique, nous avons sollicité Jérôme Poisson, avec lequel les auditeurs de Radio Prague ont déjà pu faire connaissance à l’occasion d’un reportage sur l’ONG Sourcefabric, son employeur du moment. Avec lui, nous avons abordé non seulement les problèmes liés à la protection de nos données personnelles, en particulier sur les réseaux sociaux, mais aussi les alternatives possibles. En premier lieu, Jérôme Poisson explique le fonctionnement des grands réseaux sociaux :

« Ces grands réseaux qu’on appelle gratuits ne sont pas gratuits. Leur but clair et connu est de faire de l’argent. Et comment ils font le plus souvent ? C’est avec la publicité. Ils vont recueillir le maximum de données sur leurs utilisateurs, les analyser et puis leur proposer une publicité dite ciblée, adaptée. Pour prendre un exemple caricaturale, quelqu’un qui dit ʻje vais aller passer mes vacances à Marseille’ ; le jour d’après il recevra une publicité sur les boules de pétanque ou le pastis. »

Les données personnelles sont précieuses pour les réseaux sociaux comme pour l’Etat

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Ces réseaux sociaux nous connaissent bien. La plupart des internautes seraient véritablement surpris de découvrir l’exactitude et le détail avec lesquels nos préférences en tant que consommateurs et nos opinions en tant que citoyens sont connus des différentes entreprises privées actives sur le web. Nos données personnelles représentant un véritable trésor sur les réseaux sociaux, la question de la confidentialité se pose :

« De plus en plus, on envoie des vidéos et des photos de ses enfants ou de ses amis et on n’a peut-être pas envie qu’un inconnu puisse voir ces photos, ou à cause des histoires de conditions d’utilisation, qu’il puisse les utiliser d’une façon qu’on n’avait pas forcément prévu. »

Et il n’y a pas les gens qui vous disent « Mais moi, je n’ai rien à cacher, moi c’est bon » ?

« Si, si, c’est l’une des premières choses qu’on entend, le ʻrien à cacherʼ qui, pour moi, est un manque de réflexion. Le but, quand les gens disent cela, n’est pas de les prendre de haut, mais de leur expliquer mon point de vue et qu’on a tous des choses à cacher. Cela peut être des choses évidentes, comme les photos coquines avec son couple, mais cela peut être des choses qu’on n’imagine pas… Un militant politique, il va naturellement faire plus attention car un jour il va chercher un emploi, son activité politique peut lui poser des problèmes. Maintenant, des choses auxquelles il ne pense pas forcément, c’est que même s’il n’envoie pas les messages sur Facebook, rien qu’à partir de sa liste d’amis, on peut déduire son opinion politique voire son militantisme. »

C’est l’une des premières choses qu’on entend, le ʻrien à cacherʼ qui, pour moi, est un manque de réflexion. Le but, quand les gens disent cela, n’est pas de les prendre de haut, mais de leur expliquer mon point de vue et qu’on a tous des choses à cacher.

Il y a tout un tas d’acteurs potentiellement intéressés à nous espionner ; que ce soit un conjoint jaloux, une entreprise rivale ou des services de renseignement. Au niveau macro, la tendance en République tchèque comme dans d’autres pays européens est à conférer aux services de renseignement de plus en plus de compétences qui leur permettent une surveillance massive des flux de données. Autrement dit, si auparavant, les services de renseignement pouvaient, sous réserve d’obtenir une autorisation, espionner des personnes ciblées, aujourd’hui la tendance est à leur donner carte blanche pour une surveillance indifférenciée de tout le monde. Si l’efficacité de ces mesures dans la prévention des actes terroristes est douteuse, l’empiètement sur le droit à la vie privée apparaît très clairement. La gestion d’une vie de couple est sans doute une affaire à gérer personnellement ; ce n’est pas le cas pour l’espionnage de masse qui nécessiterait une mobilisation collective et coordonnée.

Les alternatives des réseaux sociaux à but non-lucratif

Poser la question du sort des données personnelles sur internet, c’est ouvrir la voie à un usage plus conscient et informé des outils de communication. En réponse à cette tendance, les grands réseaux sociaux ont introduit des modifications dans leur politique de traitement des données, même si rien ne change à leur utilisation dans un but lucratif.

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Il existe également des alternatives qui ne tournent pas autour de la publicité et qui ont fait de la confidentialité des données leur principe fondateur. La plupart fonctionnent sur les principes du logiciel libre qui les rendent libres d’accès, gratuits, téléchargeables en ligne, mais aussi transparents. Cela signifie que les amateurs d’informatique peuvent voir comment des programmeurs ont conçu un réseau, vérifier les principes selon lesquels celui-ci est structuré et, le cas échéant, proposer des modifications et améliorations. Il existe tout un tas de réseaux alternatifs et leurs auteurs se connaissent et coopèrent entre eux à l’occasion. Jérôme Poisson a quant à lui été à l’origine d’un réseau alternatif parmi les plus anciens. Son projet, appelé Salut à Toi, a été conçu en 2008. Nous lui avons demandé de le présenter :

« Salut à Toi, c’est un outil de communication, on peut le voir comme un réseau social puisque c’est un terme qui parle plus aux gens. A la base, c’est un outil qui permet de communiquer, soit publiquement via un blog, soit de manière un peu plus privée avec sa famille, ses amis, etc. C’est un projet qui fonctionne sur différents types d’appareils. Cela peut marcher via un navigateur web, sur un téléphone ou sur un environnement bureau classique. »

« Il permet de faire du chat, du blogging, du partage de fichiers. On envisage à terme de rendre possible des vidéoconférences, tout ce qui permet de communiquer. C’est aussi un outil qui permet de créer des outils. Cela veut dire qu’une des idées du projet est de créer une base et de l’adapter aux besoins spécifiques des gens. Cela peut être plus général, comme une université ou une entreprise, mais cela peut aussi être des cas plus de niche. On a déjà été contacté par un alpiniste qui voulait faire une sorte de réseau social uniquement pour les alpinistes où il accepterait les gens uniquement sur invitation. Nous avons la base pour faire ce genre de choses. »

Salut à Toi
Le réseau Salut à Toi se distingue des autres réseaux alternatifs du fait de l’existence d’un contrat social dans lequel sont énoncés ses grands principes, tels que l’usage du logiciel libre ou l’absence de censure du contenu sans demande de la justice. Le contrat social prévoit également la prise de décisions par consensus et l’égalité des salaires, des questions qui se sont notamment posées depuis la transformation du projet en une association loi de 1901 en France.

Pour ce qui est de la question de la publicité, les concepteurs de Salut à Toi y sont opposés. Ils n’en veulent pas ni sur leur propre site, ni pour promouvoir leur projet. Jérôme Poisson admet que ces choix ont un prix :

« On est totalement contre la publicité et donc à partir de là, on a aussi pris la décision, même si c’est très difficile, de ne pas communiquer via Facebook, Twitter, on n’utilise pas les grands réseaux. On essaie d’utiliser principalement des outils libres. Cela nous pose des problèmes parce qu’évidemment on est beaucoup moins connus, mais pour l’instant on se tient à cette ligne et on refuse d’utiliser des grands réseaux. On a de l’espoir dans le bouche à l’oreille et que nos idées et nos comportements vont inciter les gens à nous soutenir, à partager avec nous et à créer cette chose avec nous. »

Le nom Salut à Toi peut paraître familier à certains auditeurs, surtout aux amateurs de punk. Nous avons demandé à Jérôme Poisson de nous éclairer la genèse de ce nom :

Bérurier Noir,  photo: public domain
« Le nom même Salut à Toi, c’est un peu un pied de nez parce qu’on veut toujours des noms anglophones, qui sonnent bien, très courts, alors on a dit qu’on va prendre un nom avec l’accent au milieu, on va mettre une majuscule là où normalement il n’y en a pas. C’était pour s’amuser et pour se moquer de ce genre de noms. Et c’est aussi une référence à un groupe anarcho-punk Bérurier Noir. D’ailleurs, nous avons écrit aux Bérus et on leur a dit que cela fait plusieurs années que nous faisons ce projet, on a demandé si cela les dérangeait si on mettait ce nom et on a eu une réponse très gentille, qui disait que non seulement ils connaissaient parce qu’ils étaient tombés dessus à cause du nom, mais qu’ils ont bien aimé l’esprit et n’avaient aucun problème avec ça. Donc c’était un message qui a fait plaisir. »

Cela va bientôt faire dix ans que Jerôme Poisson et son équipe travaillent sur le développement de ce réseau social alternatif. Pour faire avancer le projet, il a fallu faire preuve d’une certaine persévérance. Jerôme nous a fait part de sa motivation qui s’inscrit dans une ambition plus large :

« Une des choses qui m’a beaucoup marqué, même si je ne l’ai pas vécu, dans les événements de Mai 68 en France, plus que les manifestations et toutes les choses que l’on connaît, c’est qu’il y avait des débats absolument partout. Dans les universités, dans les usines, dans les rues, dans les métros, chez les gens. C’est ce genre de choses que j’aimerais reproduire. »

Comme disent les informaticiens, « la technologie n’est pas neutre ». Les différents dispositifs sur internet peuvent impliquer des formes spécifiques de comportements. L’un de ces comportements encouragés, c’est le fait de dévoiler le plus d’informations sur soi et il convient d’en être conscient.

La technologie abrite sans doute un paradoxe : elle fait croire à tort qu’elle est très simple, notamment parce qu’elle est relativement facile d’accès et d’usage. Si en tant qu’usagers, nous nous résignons à ne pas vouloir en saisir les enjeux, le prix à payer pourrait être notre vie privée.