Les addictions au numérique : un nouveau sujet de société en Tchéquie
« Jeux, réseaux, porno : un guide parental dans la jungle de l’enfance et de l’adolescence numériques » est un livre sorti en 2022 à destination des parents qui se posent des questions sur comment gérer le rapport de leur descendance avec les écrans. Michaela Slussareff en est l’auteure : malgré ses travaux de recherche sur ces questions, elle-même s’est retrouvée avec de nombreuses questions une fois devenue mère, elle-même a fait face aux problèmes qui surgissent entre la théorie et la pratique. Addiction aux jeux vidéo, problématique des réseaux sociaux, omniprésence des écrans sont des défis auxquels font face tous les parents par rapport à leurs enfants : en Tchéquie, l’intérêt pour ces questions est encore très récent même si celles-ci commencent à faire l’objet d’une réflexion des pouvoirs publics et du monde éducatif. Radio Prague Int. a rencontré la chercheuse Michaela Slussareff pour en parler.
Michaela Slussareff, bonjour. Vous êtes professeure-adjointe en études sur les nouveaux médias à l’Université Charles. Vous êtes aussi l’auteure d’un guide à destination des parents pour les aider à gérer ce monde terrible du numérique dans lequel évoluent leurs enfants. C’est un article de Balkan Insight sur les addictions des jeunes Tchèques aux écrans qui a attiré mon attention, alors même que je n’ai jamais trouvé que ces questions faisaient l’objet d’un grand intérêt des médias ou des autorités publiques en Tchéquie. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à cette question ?
« Dans le cadre de mes études à l’Université Charles, j’ai écrit ma thèse sur les jeux vidéo et leur utilisation pédagogique à l’école. Après mon doctorat, j’ai eu des enfants. Je savais qu’on pouvait tout à fait utiliser les nouvelles technologies pour l’éducation, si on les utilise bien, mais je ne savais pas comment faire avec mes enfants. J’en avais même un peu peur. C’était il y a dix ans et à l’époque il n’y avait pas beaucoup de recherches systématiques. Il y avait vraiment deux ou trois groupes de chercheurs au monde qui s’intéressait à ce thème. J’ai contacté Rachel Barr, une scientifique de l’Université de Georgetown à Washington. Depuis, nous travaillons ensemble et avec plusieurs groupes dans le monde. Je suis également en contact avec les chercheurs de la Clinique d’addiction à Prague. A cette époque, j’ai commencé à me plonger dans cette thématique : beaucoup de gens me demandaient ce qu’il fallait faire, j’ai commencé à expliquer ce que je savais et j’ai réalisé que j’avais beaucoup de matériel. »
D’où l’idée du livre aussi…
« C’était avant la publication du livre qui est sorti en 2022. »
Seule l’addiction aux jeux vidéos reconnue comme maladie
Quand on parle des jeunes et des adolescents, et qu’on parle d’addictions, on pense spontanément au problème de la drogue en premier. Mais le numérique, les écrans, représentent un nouveau défi. Quelle est la place de cette nouvelle addiction chez les jeunes Tchèques alors que sur le temps long, on peut dire que les écrans ne font partie de nos vies que depuis peu de temps…
« Ce n’est pas si vrai : les jeux vidéo sont parmi nous depuis longtemps. Par contre il est vrai que de plus en plus d’enfants de très jeune âge les utilisent parce que les designers voient un gros potentiel dans ce public. Il y en a donc de plus en plus qui sont destinés aux tout petits. En outre, avec les tablettes, il est très facile pour eux d’y accéder ce qui n’était pas le cas auparavant avec les ordinateurs. Ce qui est récent, c’est que depuis 2019, l’addiction aux jeux vidéo a été intégrée à la classification internationale des maladies que les psychiatres utilisent pour déterminer celles-ci en fonction des symptômes. Mais il faut dire que la dépendance aux jeux vidéo est la seule addiction que nous connaissons dans le monde numérique. Souvent on parle d’addiction aux écrans ou aux réseaux sociaux, mais seule l’addiction aux jeux vidéo est reconnue officiellement. On peut la classifier parce que les symptômes sont très proches de toutes les autres addictions comportementales (‘behavioural addictions’ en anglais). »
Des comportements à risque différents chez les filles et les garçons
Vous disiez que longtemps il n’y a pas vraiment eu d’études à l’époque où vous avez commencé à vous intéresser à ces questions. Est-ce que ce retard a été rattrapé en Tchéquie ?
« Oui et il y a de nouveaux travaux qui sont menés autour d’un projet appelé ‘Zdravá generace’ (Une génération en bonne santé). Leurs dernières recherches portaient sur les enfants de 11 à 15 ans, l’addiction aux jeux vidéo et l’usage problématique des réseaux sociaux. Ces chercheurs ont observé les enfants déjà accros mais aussi ceux qui sont en risque d’addiction. Ils ont trouvé que les réseaux sociaux étaient plus problématiques pour les filles et les jeux vidéo pour les garçons. C’est un constat que l’on retrouve souvent. Cela ne veut pas dire que les filles ne jouent pas aux jeux vidéo et les garçons n’utilisent pas les réseaux sociaux. C’est 50/50. Mais la façon de les utiliser est différente selon les filles et les garçons. Les effets aussi sont différents, peut-être en raison du mode d’utilisation. Ils ont remarqué que 13% des filles de 13 ans pouvaient être considérés comme ayant un risque d’utilisation problématique des réseaux sociaux : c’est beaucoup. Pour les garçons, c’est 7 %. Si on regarde les jeux vidéo, 14 % des garçons âgés de 13 ans sont considérés comme étant en risque d’addiction et seulement 5 % des filles de cette tranche d’âge. »
Cette différence genrée est intéressante : comment l’expliquer ?
« On ne sait pas exactement pourquoi c’est ainsi. Une des hypothèses, c’est que les modes d’utilisation sont différents. On voit ça dans les écoles : les garçons utilisent les réseaux pour communiquer avec leurs amis ou regarder quelques vidéos, mais les filles, elles, sont intéressées par les influenceuses qui leur disent comment se maquiller, comment s’habiller. Ainsi elles vont commencer à se comparer les unes les autres ce qui peut créer d’autres problèmes : dépression, anorexie, etc. »
L’art de l’autorégulation
On voit combien un problème en entraîne d’autres. C’est d’autant plus important d’être attentifs car l’adolescence est cet âge où les jeunes gens se cherchent. Et c’est comme si les problèmes d’addiction décuplaient des problèmes déjà existants, relatifs à cet âge…
« C’est cela. Il y a une différence avec notre génération où nous nous comparions avec les stars, les actrices, les mannequins. Aujourd’hui, les influenceurs sont des jeunes gens de leur âge, ils sont comme eux. C’est donc encore plus difficile : on peut donc vouloir ressembler à l’influenceuse qui n’est ni une star ni un mannequin… Je veux rajouter une chose que je vois à l’école, à l’université, en parlant avec des parents, mais aussi en observant les données disponibles : il y a une espèce de courbe qui change avec le temps. Les garçons jouent beaucoup aux jeux vidéo entre 12 et 16 ans. Après ça la courbe descend. Les filles et les réseaux sociaux, c’est entre 13 et 15 ans. »
Qu’est-ce qui se passe après cette période ?
« En fait, ils commencent tout simplement à faire d’autres choses ! »
C’est plutôt encourageant, on voit qu’il y a une forme d’autorégulation ou alors qu’ils mûrissent ?
« Peut-être. Ou alors une forme d’autorégulation qui se développe plus à cet âge, en effet. Il faut savoir qu’on utilise beaucoup les écrans pour calmer les enfants ce qui n’est pas bien car ils n’ont pas la possibilité d’apprendre à s’autoréguler sans leur sucette numérique. On doit apprendre à s’autoréguler or c’est quelque chose qui ne vient pas tout seul. En ce qui concerne la maturité, je le vois à l’université où des jeunes étudiants me disent d’eux-mêmes : ‘j’ai compris que ça ne servait à rien d’être toujours branché sur les réseaux sociaux’. Ils commencent à réfléchir. Mais même chez les plus jeunes : à 14 ans, ils réfléchissent déjà beaucoup et nous disent : ‘je vois bien que je suis déprimé après avoir été sur les réseaux sociaux’. Enfin il faut dire une dernière chose : les jeunes ont beaucoup de temps libre en comparaison avec nous qui avons beaucoup de travail et de choses à faire. Donc nous les jugeons depuis notre point de vue où nous n’avons pas de temps libre. Mais pour eux, c’est différent. Après tout, à leur âge, je regardais beaucoup la télévision… »
Ce que j’ai toujours trouvé étonnant en Tchéquie, c’est que certaines écoles ne sont pas particulièrement engagées pour donner un exemple vertueux. Au contraire, il y a des écrans dans les écoles, on demande aux élèves de s’entraîner à faire des exercices en ligne en plus de leurs devoirs, certains établissements ont même les moyens de fournir des tablettes. Est-ce que ce n’est pas totalement contradictoire avec la mission de l’école ?
« C’est une question compliquée. Les médias nous disent qu’il faut utiliser les technologies dans les écoles, même moi j’ai fait mes recherches sur ce sujet car il y a des supers jeux vidéo qu’il est possible d’avoir comme matériel pédagogique. Certaines technologies sont parfaites pour l’apprentissage, voire peut-être mieux que les versions papier. Et d’un autre côté, on entend aussi dans les médias que c’est dangereux pour les enfants. On se souvient tous de la période du Covid-19 où les enfants utilisaient beaucoup les écrans. Beaucoup de parents estimaient que s’ils avaient passé tant de temps devant les écrans pour l’école, ils ne pouvaient pas regarder de film ou jouer à deux jeux. Mais en réalité, je pense qu’il faut distinguer l’utilisation des écrans pour l’éducation qui est très bien, et l’utilisation des écrans pour les jeux et les films. »
Poser des limites, transmettre l’amour parental
La Tchéquie s’intéresse à cette problématique depuis moins longtemps que certains pays occidentaux comme la France. Est-ce que le ministère de l’Education tchèque s’intéresse à cette question ? Y a-t-il l’idée d’élaborer une feuille de route sur ce sujet à destination de toutes les écoles ?
« Si on regarde les deux pays, il y a 5 % d’utilisateurs accros les jeux vidéo en Tchéquie et 7 % en France. Pour les groupes à risque, c’est 33 % en France et 19 % en Tchéquie. Il semblerait donc qu’en France il y a un plus grand problème et que c’est donc pour cette raison qu’on en parle plus. Cela ne veut pas dire que ça ne viendra pas en Tchéquie. Contrairement à la France, en Tchéquie, il n’existe pas de loi interdisant l’utilisation du téléphone à l’école. En France, il me semble que c’est jusqu’à 15 ans. En Tchéquie, c’est laissé à la discrétion des directeurs d’établissement. C’est donc compliqué pour eux car souvent, quand ils veulent imposer cette règle, il y a de grands débats avec les parents. Or l’école est un environnement très spécifique : on est dans une classe avec 20-30 personnes qu’on ne connaît pas et qu’on n’aurait peut-être pas connues autrement. Mais cette possibilité de leur parler et de les découvrir est quelque chose de très important. Cela nous donne la capacité de dialoguer avec eux dans le futur peut-être. Mais si on a la possibilité de se cacher derrière des écrans pendant la récréation, alors on ne leur parle pas. Je pense que c’est mauvais et qu’il faudrait laisser cet environnement tel qu’il est, et forcer ainsi les enfants à interagir entre eux. Un environnement de ce type, ça ne se reproduit jamais plus dans une vie. »
Ma dernière question concerne votre livre : Jeux, réseaux, porno : un guide parental dans la jungle de l’enfance et de l’adolescence numériques. Quels types de recommandations faites-vous ?
« Il n’y a pas de règles simples. Chaque famille est différente, chaque enfant est différent. Le livre est basé sur des recherches. Chaque chapitre donne des idées aux parents à comment parler aux enfants des technologies. S’il n’y a pas de règles simples, le résultat est simple quand même au bout du compte. C’est comme pour le ‘parenting’ et comment être un bon parent. Beaucoup de recherches ont été menées pour finalement aboutir à deux choses : la première, c’est qu’il faut avoir des limites et la deuxième, c’est l’amour parental (‘warmth’ en anglais). Ces deux choses peuvent aussi être appliquées au monde numérique. On peut poser des limites de temps, d’espace, etc. Ça, on sait plutôt bien faire. Mais l’amour parental dans le monde numérique, c’est quoi ? C’est s’intéresser à ce que notre enfant fait dans les jeux vidéo, sur les réseaux sociaux. Peut-être qu’on va découvrir que ce n’est pas si mal. C’est aussi important parce que si on s’y intéresse, l’enfant va commencer à parler avec les parents. Souvent ils nous cachent ce qu’ils font dans le monde numérique parce qu’ils comprennent très vite qu’on n’aime pas voir tout ça. Or ce n’est pas bon qu’ils commencent à cacher leurs activités. Si quelque chose est pénible ou dangereux pour un enfant, on veut le savoir. Or on ne peut le savoir que si l’on parle avec eux, et que l’on ramène l’amour parental, la chaleur dans ces discussions. En réalité, c’est très facile, mais pour nous, en tant que parents, ça reste quelque chose de difficile (rires). »