La francophilie tchèque génératrice d’une tchécophilie en France
Les Tchèques aiment-ils la France ? La francophilie tchèque est un phénomène évident qui a joué un rôle dans l’histoire tchèque mais dont les nombreux aspects échappaient à l’attention des historiens. Cette lacune est aujourd’hui comblée grâce à Stéphane Reznikow et à son livre «Francophilie et identité tchèque » paru d’abord aux éditions Honoré Champion et traduit aujourd’hui en tchèque par Alena Lhotová. La traduction est parue aux éditions Karolinum et son auteur est venu à cette occasion pour la présenter aux lecteurs tchèques.
«En octobre 1990, je venais d’arriver à Prague et j’ai travaillé à l’Institut français après les années noires. Et un nombre incroyable de personnes âgées, de vieux francophiles, de gens qui n’étaient plus allés à l’Institut depuis des années, sont venus pour la réouverture de l’Institut. Et parfois ils venaient avec une très grande émotion, avec les larmes aux yeux. (…) J’étais historien de formation et j’ai trouvé dans les caves de l’Institut des archives de l’Alliance française, ce qui me permettait de créer un lien entre cette francophilie que je voyais et les archives. D’où l’idée d’écrire cette thèse qui a été publiée et qui est maintenant traduite en tchèque.»
Votre livre couvre la période entre 1848 et 1914. Pourquoi avez-vous choisi justement cette période ?
«Parce qu’il n’y avait, historiquement, presque rien sur cette période. Les relations franco-tchèques sont plus étudiées depuis la Première Guerre mondiale. Tout le monde sait que la France et la Tchécoslovaquie étaient alliées pendant la Première Guerre mondiale. Tout le monde sait ce qui s’est passé à Munich en 1938. On sait mais on oublie que l’an 1948 a représenté une coupure importante dans les relations franco-tchèques. Mais la période d’avant 1914 était vraiment la plus méconnue. (…) Le sujet n’a quasiment pas été traité sinon par les travaux de Pavla Horská mais qui ne portait pas sur l’ensemble de la période.»
Qu’était donc la francophilie tchèque ? Comment se manifestait-elle ?
«Elle se manifestait presque partout, c’est ça qui est amusant. L’homme de la rue se déclarait volontiers francophile, l’homme politique, surtout celui du Parti Jeune Tchèque, se déclarait volontiers francophile, mais ce qui est plus étonnant, c’est qu’il se déclarait ouvertement francophile de manière presque militante. Et je me souviens avoir lu dans les papiers de l’Alliance française, quand elle a avait été fondée à Prague en 1886, c’est une des premières Alliances françaises du monde, je me souviens de la question d’un membre qui avait demandé au président de l’Alliance, le peintre Soběslav Pinkas, s’il était nécessaire de parler français pour être membre de l’Alliance française. Et Soběslav Pinkas a répondu : ‘Non, il suffit simplement d’être patriote tchèque’. Donc, cette francophilie, et c’est sa vraie originalité, était un moyen de s’affirmer à la fois comme Tchèque et comme occidental, un moyen de ne pas s’affirmer Allemand, un moyen de s’affirmer réellement Européen. A mon avis, souvent la francophilie, en fait, pourrait être une autre forme d’europhilie. Sinon, ces relations se manifestaient souvent par des rencontres entre gymnastes dans le cadre du mouvement Sokol ou entre la marie de Paris et la mairie de Prague. Comme, avant 1914, les Pays tchèques n’étaient pas un Etat indépendant, ces relations ne pouvaient pas avoir un caractère véritablement officiel, même si la France a ouvert un consulat à Prague dès 1897. »
Vous dîtes que les francophiles ne parlaient pas nécessairement français mais je crois quand même que la francophilie a beaucoup contribué à l’extension de la francophonie…
«Tout à fait. C’est Jiří Karásek ze Lvovic qui explique dans un texte avoir connu un ami avouant ne pas comprendre le français mais comprendre grâce à la musique de la langue, simplement. Cela illustre cette francophilie absolument délirante, idéalisée. Alors quel est le problème de la francophonie… Qui est francophone en Europe centrale au milieu du XIXe siècle ? L’aristocratie. Or, dans le cas tchèque, cette aristocratie, à de très rares exceptions près, n’était pas patriote tchèque. Elle était très souvent d’origine étrangère. Donc, les Tchèques ont une francophonie qui a été acquise notamment dans le système scolaire. Acquise un petit peu par hasard, parce que la chance du français était la structure même de l’enseignement en Autriche-Hongrie qui imposait, â partir de 1876, l’existence de deux langues dans le système real dit moderne. Il était hors de question pour les Allemands que le tchèque soit la deuxième langue obligatoire en Bohême. Donc, pour les Tchèques, il était hors de question que l’allemand soit la deuxième langue obligatoire. Le compromis qui a été trouvé a été le français. Voilà pourquoi le français a été obligatoire dans l’enseignement real même jusqu’en 1939, ce qui a permis la formation de cercles français dans presque toutes les villes de province.»
La francophilie tchèque est manifestée donc dans la politique, moins peut-être dans l’économie, mais surtout dans la culture…
«Surtout au théâtre, en littérature… Le critique František Xaver Šalda, je crois, disait que dans les années 1880 il n’y avait pas un seul écrivain tchèque qui n’avait pas usé ses coudes sur son bureau à lire une grammaire française. C’était donc un phénomène. La France culturelle était vraiment rayonnante, ce qu’elle allait en grande partie perdre à partir de l’entre-deux-guerres où elle allait être d’avantage concurrencée par les cultures anglaise, américaine, mondiale, à fortiori après 1948. Phénomène culturel, phénomène social aussi puisque le français était la langue du monde, donc c’était un moyen pour la bourgeoisie tchèque de s’embellir socialement. Sans oublier aussi le coté politique. La France c’est le pays des droits de l’homme, pays de la révolution. C’était quand même un moyen de protester contre la structure autoritaire de l’Autriche-Hongrie. Le français avait toutes ces dimensions sans oublier évidement la dimension nationale anti-allemande, évidente après 1870, puisque la France et l’Allemagne avaient été en guerre en 1870 et la France avait perdu. Et là, les Tchèques se sont dit vraiment très solidaires avec les Français.»
La francophilie tchèque a-t-elle suscité un écho en France? Peut-on parler d’une tchécophilie française?
«Oui, c’est très clair. J’ai trouvé des notes du service de renseignement au ministère de la Défense adressées au président de la République, au président du Conseil et à d’autres autorités qui expliquaient en 1902 : les Tchèques sont nos amis. Très clairement. Il n’y aucun doute à ce sujet. Le seul problème, c’est que la France ne pouvait pas se brouiller avec Vienne dans la mesure où la France essayait de détacher l’Autriche de son alliance avec l’Allemagne. Quand la Première Guerre mondiale a été déclarée, les Tchèques ont obtenu très facilement de ne pas être considérés comme des adversaires de la France qui était en guerre contre l’Autriche. Les résidents tchèques à Paris ont obtenu tout de suite, grâce à l’intervention de deux ou trois personnalités, le statut d’allié de la France, ce qui est quand même à souligner. Il y avait une tchécophilie française dans les milieux nationalistes, bien sûr, mais également aussi dans les milieux plus culturels, plus à gauche, plus protestants, soucieux de rappeler le rôle historique des Tchèques - Jan Hus, Comenius - dans la culture européenne. Donc vous aviez une tchécophilie en France, mais également une tchécophilie européenne, matinée toujours de nationalisme, avant 1914. Ne rêvons pas !»
Et encore une dernière question. Je vous la pose parce que vous avez vécu pendant un certain temps ici. Que reste-t-il de tout cela ? Les Tchèques sont-ils encore francophiles ?
«Tous les sondages montrent, quand on demande aux Tchèques quel est leur pays préféré, que la France arrive très régulièrement en première position. J’ai lu une interview du président Klaus qui expliquait qu’un de ses seuls regrets dans la vie était de ne pas avoir appris le français. Donc, il reste encore une image très positive de la France, une sympathie pour la France. Très peu de Tchèques disent détester la France. On peut parfois se moquer de la France. C’est très courant mais ça existait déjà au XIXe siècle. On pouvait parfaitement être francophile tout en considérant que la France était un pays qui déclinait. Ce n’est pas contradictoire. Justement, quelquefois on préfère être l’allié de quelqu’un qui n’est pas trop dangereux. Maintenant, les relations se sont normalisées. Avant 1914, il y avait très peu de relations économiques, maintenant les relations économiques sont courantes, naturelles. Beaucoup de jeunes Français viennent, beaucoup de jeunes Tchèques viennent. Donc, il y a un échange, une connaissance bien meilleure. Au XIXe siècle, les Tchèques étaient peut-être beaucoup plus francophiles mais ils ne connaissaient pas la France, maintenant ils sont peut-être moins francophiles mais ils connaissent mieux la France.»