La jungle de la littérature française contemporaine: que faut-il traduire?

Philippe-Jean Catinchi

Traducteurs, éditeurs, lecteurs se sont réunis, ce mardi à l'Institut français de Prague, pour assister au séminaire intitulé "Du français, que traduire aujourd'hui ?", séminaire qui se proposait de leur donner la possibilité de mieux s'orienter dans la production littéraire française contemporaine et de mettre en relief aussi "les points forts et les faiblesses de l'édition tchèque au regard de cette production". Parmi les intervenants il y avait également le critique littéraire du journal le Monde Philippe-Jean Catinchi. Il a présenté l'immense panorama de la littérature contemporaine française en cherchant d'orienter son auditoire sur les valeurs véritables et en dénonçant notamment certains facteurs commerciaux qui rendent cette orientation difficile. Il a répondu aussi à quelques questions de Radio Prague.

"C'est franchement compliqué parce qu'effectivement il y a un volume de production monstrueux, et quand on en parle aux éditeurs, ils disent qu'il n'y aura jamais assez de livres. Mais bien évidemment si l'on est d'accord avec l'idée qu'on censure de moins en moins, que toutes les sensibilités peuvent s'exprimer, on est quand même très inquiet de voir si peu de discernement et de hiérarchie. Un éditeur se devrait d'être un peu plus sélectif, quitte à ouvrir le compas d'une façon moins large, de façon à ce que les livres publiés aient réellement une chance d'exister et de trouver leur lectorat. Je pense qu'aujourd'hui la méthode la plus sûr c'est certainement de s'appuyer sur un canal le plus proche de vous. Si vous trouvez par la Quinzaine littéraire, par tel ou tel journaux, des critiques avec les goûts desquels vous êtes à peu près d'accord, suivez ces recommandations, suivez ces intuitions, parce que la visibilité donnée au livre français depuis la France est tellement tributaire du marché, de la publicité, des enjeux éditoriaux qui sont d'abord les enjeux économiques que souvent la littérature la plus exigeante en est en quelque sorte la victime.

Dans ce qui marche il n'y pas que des choses déshonorantes, ne soyons pas trop sévères et trop injustes, mais malgré tout c'est rarement là qu'on trouvera un engagement d'écriture le plus authentique, le plus nouveau et le plus fécond, et bien sûr ça reste très compliqué. Je dis cela pour le public français et c'est bien évidemment beaucoup plus difficile ici, pour le lecteur qui a un très bon libraire connaissant ses goûts et qui va donc lui dire "si tu as aimé ça, tu pourrais lire ça". Bien sûr d'ici c'est plus compliqué. Donc c'est pour cela qu'il ne vous reste malheureusement que la médiation de l'espace critique. Vous allez avoir l'impression que je plaide pour ma paroisse, mais non, je crois que fondamentalement il vaut mieux se fier à des types de sensibilités identifiables à travers les partis pris et la subjectivité si vous êtes à peu près d'accord plutôt que de se fier à une espèce de bruit qu'un livre peut faire pour des raisons qui ne sont rarement authentiquement littéraires."


Vous suivez le panorama littéraire français, vous le connaissez de près, quels livres d'après vous devraient être absolument traduits en tchèque?

"Cela dépend des références. J'ai essayé de regarder et dans les bibliothèques et dans les librairies quels étaient les livres dont vous disposiez. Il se peut que j'appelle de mes voeux la traduction des livres qui sont déjà traduits auquel cas j'aurais l'air assez sot, mais je veux bien avoir l'air sot, ce n'est pas le problème. Je pense que parmi les écrivains français contemporains, il est impératif que pas mal de romans de Patric Modiano soient édités. On m'a dit que certains romans l'avaient été mais pas d'oeuvres récentes de lui. C'est assez dommage parce que je pense que vu le niveau d'excellence auquel il est parvenu, ce sont ses livres de la dernière quinzaine d'années qu'il faudrait traduire.

Ce serait étroit de se limiter à un seul roman ou un seul romancier, mais malgré tout, si l'on veut vraiment non pas combler les trente années où il y a peut-être un déficit, mais regarder ce qui se fait d'intéressant aujourd'hui en France, je dirais que parmi les livres vraiment récents qui ont su trouver son public en France, c'est le bouquin de Philippe Grimbert "Un secret", publié l'année dernière chez Grasset, que je souhaiterais vraiment aux Tchèques de pouvoir le lire dans leur langue. On pourrait quasiment sur chaque année trouver un ou deux livres d'auteurs pas encore reconnus. En ce qui concerne Grimbert, c'est son deuxième roman. Il est analyste et essayiste et son roman est formidable. L'année dernière on aurait pu encourager le roman "Les âmes grises" de Philippe Claudel qui est un roman fresque située dans le dernier temps de la Première Guerre mondiale, qui aussi a su trouver son public en France et à l'étranger, à la hauteur de sa générosité, de son ambition et de sa radicalité.

C'est plutôt du côté des jeunes auteurs que j'aimerais que les Tchèques découvrent la littérature française. Tant pis s'il y aura eu d'impasses sur la grande époque des face-à-face, Le Clézio, Sollers et compagnie, regardons plutôt ce qu'aujourd'hui en France mérite d'être lu pour que les Tchèques réussissent à dialoguer de nouveau avec leurs homologues français, tout comme nous essayons de notre côté de traduire d'avantage d'auteurs tchèques qui ne soient pas que des auteurs "historiques", mais des auteurs contemporains. Je ne suis pas sûr qu'on soit tellement plus aptes au discernement. Cela fait partie du péril de ce genre de passerelles."

Les auteurs tchèques, eux aussi, ont l'ambition de se faire connaître en France. Avez-vous un conseil à leur donner pour qu'ils puissent s'imposer sur la scène littéraire française?

"C'est compliqué parce que je ne suis pas le mieux placé pour leur parler. Nous avons des formules chez nous, comme "Les Belles Etrangères" où deux fois par an, pendant quinze jours, on vit au rythme d'une littérature étrangère. Donc, cela peut être les Coréens, si mois plus tard les Hongrois, six mois plus tard les Islandais. Il y a donc cette vitrine-là qui peut être extrêmement utile et dont je pense que par le passé comme à l'avenir les Tchèques peuvent et doivent bénéficier. Sinon, c'est essentiellement parmi les maisons d'édition que cela se joue. Il y a certaines maisons d'édition qui sont très actives, je pense notamment aux "Actes Sud", je pense aux "Editions du Seuil", je pense à la collection "Du monde entier" chez Gallimard, qui ont en général un vrai engagement sur les lieux des littératures étrangères. Malheureusement, pour beaucoup de ces adresses (pas les éditeurs dont j'ai parlé mais d'autres), c'est essentiellement le monde anglo-saxon, le monde anglophone qui en bénéficie. C'est vrai que c'est plutôt du côté de "L'Age d'Homme", de "Noir sur blanc", du côté de "Viviane Hamy" que nous avons de belles surprises dans les littératures que nous appelons de l'Europe de l'Est ou de l'Europe orientale et auxquelles nous intégrons la littérature tchèque. Ce n'est pas toujours simple quand on est sur une autre culture, qui n'est pas la culture anglophone, quand bien même ce serait la culture anglophone d'Asie ou d'Océanie, de se faire une place.

Mais bon, je pense que le charisme de Vaclav Havel, qui a été pour nous une figure politique autant que culturelle, a quand même créé une curiosité plus nette pour votre pays. Il faut juste espérer que cela ne s'arrête pas à un problème de figure et qu'on aille davantage vers l'analyse d'une sensibilité et d'une forme de création qui pourraient être "exotiques" mais n'en restent pas moins universelles que la littérature française."