« La littérature est un moyen tout à fait discret de faire de la politique »

Photo: CNRS Editions

Historienne et sociologue, chercheuse au CNRS, Ioana Popa était récemment à l’Institut français de Prague pour présenter son ouvrage « Traduire sous contraintes. Littérature et communisme 1947-1989 ». Avancée historiographique notable, cette recherche met en lumière les enjeux politiques de la circulation des livres entre l’Est et l’Ouest. Il s’agit pour l’historienne de relativiser la stricte séparation instaurée par la Guerre froide et de comprendre comment le livre participe à un véritable échange culturel et politique. Plus largement, Ioana Popa s’est donnée pour mission d’analyser sociologiquement le rôle du traducteur qui, selon elle, est l’élément primordial de ce processus circulatoire.

Ioana Popa,  CEFRES
« Le traducteur est déterminant parce qu’il fait le travail de translation linguistique, indispensable à la diffusion des textes dans une autre langue, mais il est déterminant aussi pour plein d’autres raisons. Il a la connaissance des origines littéraires du texte. Il peut parler du texte, il peut faire connaitre le texte avant qu’il ne soit traduit et parfois d’autres choses compte tenu des contraintes qui pèsent sur la circulation du texte. Il peut, non pas prendre la place de l’auteur, mais aider cet auteur qui est pris dans un faisceau de contraintes à gérer des situations d’édition compliquées, notamment des cas d’éditions non autorisées. »

Peut-on parler d’un « soft power » socialiste avec cette littérature qui pénètre l’Ouest ?

« Pourquoi uniquement socialiste ? La littérature est un moyen tout à fait discret de faire de la politique pas seulement socialiste, antisocialiste également. Il y a plein d’enjeux de la Guerre froide qui peuvent se jouer de manière euphémique mais tout aussi efficace à travers ce qui n’a pas l’air d’être politique. On peut faire de la ‘soft propagande’ à travers les textes littéraires. Donc, les deux Blocs peuvent avoir recours à des moyens ‘soft’ pour essayer d’avancer une cause contre une autre, donc c’est une Guerre froide culturelle. »

Quelles étaient les influences en France des livres provenant de l’Est ? Comment ces livres ont-ils été reçus ?

« C’est extrêmement difficile de donner une réponse unique, tout cela se décline en fonction des moments historiques. Cela parfois se décline en fonction de l’origine nationale. Il s’agit toujours des usages faits par quelqu’un de situé et pour quelque chose. Par exemple, si l’on s’en tient aux premières années de la Guerre froide, la littérature des nouvelles démocraties populaires pour quelqu’un qui a une sensibilité communiste ou qui est membre du parti communiste vient en renfort pour mener cette guerre contre le camp impérialiste américain, contre la littérature anglo-saxonne. Donc là, on peut utiliser cette littérature. Mais d’autres peuvent se saisir des écrits qui témoignent au contraire de ce que l’instauration des régimes communistes a pu créer en terme de répression dans les pays de l’Est pour défendre une cause contraire. »

Ioana Popa,  photo: CEFRES
« Par exemple, puisque l’on est à Prague, c’était pour faire avancer la cause des réformateurs tchécoslovaques et le processus qui aboutira au Printemps de Prague. Donc, c’est le fait de se saisir des références est-européennes et plus particulièrement des références tchécoslovaques pour dire qu’à l’Est, on fait une bonne littérature, que l’on réfléchit et que ces références nous aident à faire évoluer le ‘réalisme socialiste’ y compris en France. »

Vous bousculez le champ historiographique. Pourquoi les études sur cette circulation entre Est et Ouest ne représentent-elles que la dimension dichotomique de la Guerre froide ?

« C’est peut-être un peu prétentieux mais, oui, j’ai essayé par la force des choses, par la force des matériaux que j’ai explorés de réfléchir et d’aller un peu plus loin puisque, effectivement, vous faites allusion à une présentation qui est longtemps restée traditionnelle mais qui est en train d’être largement dépassée aujourd’hui. Cette présentation voyait donc la Guerre froide comme une confrontation tout à fait frontale, avec une image assez manichéenne, avec une séparation très stricte entre les deux blocs qui interdisait l’idée d’un passage et d’une interaction. »

Pourquoi avez-vous choisi ce thème ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de le traiter ?

« Il y avait un intérêt pour l’univers professionnel en tant que tel, l’univers littéraire en l’occurrence d’un point de vue qui n’était pas littéraire, donc je voulais avoir une vision autre sur l’univers littéraire que celle qu’un littéraire peut avoir. Donc ce qui m’intéressait, c’était le fonctionnement social de cet univers. D’autre part, il y avait un intérêt pour le processus lui-même que je voulais étudier. Le processus circulatoire m’a amenée à chercher quelque chose de plus univoque méthodologiquement et empiriquement. Il y avait un intérêt pour une expérience historique que j’avais un tout petit peu connue, mais suffisamment pour m’aider à comprendre certaines choses. J’ai essayé de penser mon objet sans trop me préoccuper d’autres choses que des raisons scientifiques que l’on pourrait attendre de moi. Donc, c’est aussi l’idée que je suis une scientifique et que la dimension éthique entoure tout cela. »