Sur les traces du rideau de fer à vélo et en photos
« Cicatrices d’une déchirure : voyage au fil du rideau de fer » est le titre d’une exposition qui se tient actuellement à l’Institut français de Prague. L’occasion de découvrir le travail de Frédéric de La Mure. Ancien photographe officiel du Quai d’Orsay, témoin privilégié des grands changements en Europe de l’Est au tournant des années 1980 et 1990, Frédéric de La Mure a longé à vélo le tracé de la frontière qui, autrefois, divisait l’Europe en deux. Son reportage photographique racontre son périple depuis le nord de l’Allemagne jusqu’en Slovénie.
Après plus de trois décennies à parcourir le monde et à immortaliser les moments clefs de l’histoire, c’est un tout autre voyage que Frédéric de La Mure a entamé. De mai à juin 2019, l’ancien photographe officiel du Quay d’Orsay a fait le choix de longer et de traverser à plusieurs reprises l’ancienne frontière qui séparait l’Europe en deux blocs lors de la Guerre froide : le rideau de fer. La série de photos de ce périple tourné vers la mémoire et les restes d’un passé pas si lointain fait actuellement l’objet d’une exposition à la Galerie 35 de l’Institut français de Prague, et ce jusqu’au 10 octobre prochain.
« De Stettin sur la Baltique jusqu’à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer s’est abattu au travers du continent. » : voilà comment le 5 mars 1946 à Fulton, Winston Churchill résumait la situation en Europe par une formule restée célèbre.
Cette époque d’une Europe déchirée en deux n’est pas inconnue pour Frédéric de La Mure. Il en va de même pour la période d’intense activité diplomatique qui s’ensuivit après la chute du mur de Berlin en 1989, annonçant le début de la fin du rideau de fer. La République tchèque lui est familière puisqu’il s’y était déjà rendu à l’époque où elle formait encore la Tchécoslovaquie. Après la révolution de Velours, il se souvient avoir rencontré plusieurs personnalités politiques, ici à Prague, tels qu’Alexander Dubček et Václav Havel ainsi qu’avoir accompagné d’anciens chefs d’État comme François Mitterrand et Jacques Chirac.
« De par mes activités professionnelles entre 1982 et 2019, j’ai passé 37 ans au Quai d’Orsay, où j’étais très sensibilisé par cette Europe qui était divisée en deux et qui, au cours de ma carrière, finalement n’était plus divisée. L’idée était de montrer comment cette Europe était divisée physiquement. C’est pour cela que je suis parti de l’extrême nord de l’Allemagne, de Travemünde, pour descendre jusqu’à Trieste en traversant sept pays et en faisant presque 3 000 kilomètres. »
Durant son voyage au fil de l’ancien rideau de fer, Frédéric de La Mure s’est arrêté en République tchèque, le long de la frontière commune avec l’Allemagne.
Dans cette Europe dorénavant réunie, le photographe est parti à la recherche de témoignages physiques de cet autre monde tels que des postes-frontières, des miradors ou d’anciens chemins de ronde qu’il a immortalisés avec son 35mm.
C’est en s’aidant d’anciennes cartes routières qu’il a tracé son itinéraire dans ces no man’s land. Une grande partie des chemins qu’il a empruntés avaient autrefois été effacés par les autorités à l’est afin d’empêcher les habitants de fuir à l’ouest. Ces routes qui, pour la plupart, n’ont pas été utilisées pendant cinquante ans, apparaissent dorénavant sur les cartes modernes et présentent un certain charme. En Allemagne, cette zone s’est muée en un paradis naturel où la faune et la flore reprennent leurs droits. La ligne de mort devient alors ligne de vie.
Quant au choix de se déplacer à bicyclette, le chasseur d’images l’explique par le fait qu’elle donne un rythme et mobilise davantage les sens. Elle permet d’emprunter des sentiers inaccessibles et favorise également le contact humain, ce qui n’est pas le cas en voyageant en voiture, constate-t-il.
En traversant les différents pays lors de son périple, Frédéric de La Mure a observé que des habitants, pourtant proches géographiquement, n’avaient pas le même rapport au rideau de fer, à l’image des Allemands et des Tchèques :
« Ce qui était assez étonnant en République tchèque par rapport aux autres pays dits de l’est, c’est qu’il y a très peu, à part quelques monuments et souvenirs, de marques qui restent du passé. En Allemagne par exemple, on trouve des petits musées, des bouts de murs en pleine campagne… Il y a un village de 90 habitants qui s’appelle Mödlareuth qui s‘est retrouvé coupé par un mur du jour au lendemain et ce mur montre la folie humaine. En République tchèque, on sent plutôt qu‘ils sont tournés vers l‘avenir, on a oublié ce qui s‘est passé, donc je n‘ai pas vu un fil barbelé, pas un mirador… Tout a disparu, c’est un pays qui va de l‘avant en fait. »
C’est d’ailleurs à la frontière tchéco-allemande que la photographie servant d’illustration à l’exposition a été prise : une sculpture d’Antonín Kašpar représentant une chaîne brisée, symbole de la déchirure qu’a connue l’Europe. Autrefois, en Tchécoslovaquie, 10 000 hommes passaient constamment au peigne fin cette bande de territoire profonde de 6 à 12 kilomètres.
« Ce lieu est assez étonnant parce que je suis tombé sur cette statue par hasard, elle n’est pas exactement à la frontière, à 3 kilomètres en pleine forêt. Pour moi, cette image d’une chaîne brisée, coupée en deux résume toute cette histoire. Je dis toujours qu’une photo n’a pas besoin de légende, on la comprend d’elle-même. Cette photo était très représentative de mon voyage et c’est pour cela que je l’ai choisie comme affiche de l’exposition. »
Si cette exposition a pour thème celui de la déchirure, celui de l’ouverture des pays est également abordé afin de faire prendre conscience du chemin accompli vers la paix et la réunification de l’Europe. Frédéric de La Mure raconte que lorsqu’il a proposé cette exposition en France et qu’il évoquait le rideau de fer, certaines personnes n’en avaient encore jamais entendu parler :
« La notion de frontière, c’est un peu le repli sur soi. Je sais qu’en République tchèque il y a des mouvements assez forts contre l’Europe, ce qui est très dommageable. On peut très bien avoir des frontières et des ouvertures de frontières comme il y a actuellement tout en faisant en sorte que chaque pays garde sa personnalité. L’un n’empêche pas l’autre. Il peut y avoir des frontières légères, ce qui est le cas pour l’Union européenne, et puis un point c’est tout. Il est important de ne pas se replier sur soi. »
« L’ouverture se fonde sur le passé. Cette déchirure, cette Europe coupée en deux a fait souffrir des milliers et des milliers de familles et cette réunification de l’Europe est une bonne chose. »
Cette exposition consacrée au rideau de fer et aux anciens pays qu’il séparait n’est que la première partie du projet qui anime Frédéric de La Mure. Ce dernier effectue un travail sur l’Europe contemporaine mis en reflet avec ses photos faites pour le ministère des Affaires étrangères. Il a alors continué son voyage depuis Trieste en passant par la Croatie, la Bosnie, la Slovénie, le Monténégro et enfin l’Albanie.
« A plusieurs reprises j’avais été envoyé dans les Balkans pendant ces guerres fratricides qui ont duré dix ans et je voulais montrer ce que c’est devenu maintenant. En avril dernier, je devais continuer en allant à Istanbul puis continuer sur l’Ukraine, mais malheureusement, avec la crise du coronavirus, ma bicyclette est toujours bloquée à Tirana, d’où je comptais repartir en octobre, mais c’est mal parti en raison de la progression de l’épidémie. »
En attendant de repartir sur les routes afin de continuer son périple photographique, Frédéric de La Mure expose à l’Institut français de Prague les fruits de son travail, à savoir une trentaine de photographies illustrant la déchirure puis la réunification d’une Europe dont certaines cicatrices sont encore visibles de nos jours.