La Maladie blanche, vision prophétique d’une pandémie
« En tant que médecin je dois lutter pour sauver chaque vie humaine. Empêcher la guerre - c'est tout simplement un devoir médical, » dit le docteur Galén, personnage principal de la pièce La Maladie blanche de Karel Čapek (1890-1938). Galén, ce héros qui peut sembler un peu naïf, déploie pour lutter contre la guerre de puissants moyens que lui donne une maladie mortelle qui sévit dans le monde entier.
Un appel à la vigilance
La première de la pièce La Maladie blanche a eu lieu en 1937, deux ans à peine avant le début de la Deuxième Guerre mondiale. Karel Čapek dit clairement dans la préface de son œuvre que la pandémie évoquée dans sa pièce est une métaphore de la lèpre morale qui ronge la civilisation humaine. Pour lancer cet appel à la vigilance, l'écrivain connu dans le monde entier a remanié un sujet qui lui a été cédé jadis par un de ses amis. Pavel Janoušek de l'Institut de littérature tchèque de l'Académie des Sciences apporte plus de détails sur la genèse de l’œuvre :« L'inspiration directe pour la pièce La maladie blanche est venue à Karel Čapek de la part d'un médecin, Jiří Foustka, qui était également son ami. Ce dernier lui a proposé probablement déjà dans les années 1920 un sujet sur un docteur qui obtiendrait un moyen pour octroyer au monde une constitution dont il était l'auteur. Čapek a refusé ce sujet parce que dans les années 1920 il s'occupait d'autres thèmes, et il n'y est revenu qu'au cours de la seconde moitié des années 1930 lorsque ce thème a commencé à l'intéresser dans le contexte politique. »
Dans la pièce de Jiří Foustka, le médecin qui est son héros, invente une arme qui lui permet de dicter au monde une constitution universelle idéale. Mais paradoxalement les gens n'apprécient pas cette initiative utopique, rejettent cette constitution et fuient l'empire idéal qui leur est imposé. Pavel Janoušek constate que Karel Čapek a traité ce thème d'une façon bien différente :« Le personnage principal de sa pièce est également un médecin mais il n'agresse personne, il cherche plutôt à défendre ceux qui en ont besoin. En refusant de soigner les riches qui sont responsables des conflits militaires, il transgresse, selon Karel Čapek, le code de déontologie médicale, mais il le fait en accord avec sa conscience. »
Un médicament miracle
La pièce s'ouvre sur une séquence où plusieurs malades évoquent le mal qui les a frappés. Le ton est donné. Le diagnostic de cette nouvelle maladie qui vient de Chine et frappe les gens âgés de plus de cinquante ans, est une condamnation aux souffrances et à la mort. Même le professeur Sigelius, chef d'une clinique prestigieuse, constate que le seul moyen pour atténuer les souffrances des malades est la morphine. Il se montre incrédule et presque arrogant lorsqu'un médecin inconnu, le docteur Galén, lui propose de tester dans sa clinique un médicament qu'il dit très efficace contre la maladie blanche. Malgré ses doutes, le professeur finit par permettre à Galén de soigner les malades dans une seule salle de son hôpital et il est obligé de se rendre à l'évidence - les résultats du nouveau traitement sont excellents. Le remède contre la pandémie existe donc mais le seul problème est que l'inventeur de ce médicament-miracle refuse de le donner aux gens riches qu'il considère comme responsables de la guerre qui se prépare.Ces motifs sont bien entendu le reflet de la situation dans laquelle Čapek écrit sa pièce, situation où la militarisation de l'Allemagne atteint son apogée et où Hitler réussit à fanatiser les foules par sa rhétorique guerrière. Pavel Janoušek précise :
« Čapek voulait d'abord donner à sa pièce un aspect beaucoup plus actuel. C'était évident déjà dans les noms qu'il a donné aux personnages. Le protagoniste s'appelait d'abord Hertzfeld et il était d'origine juive. Plus tard ces aspects de la pièce ont été éliminés et l'auteur a choisi une caractéristique beaucoup plus générale. Il a donné au protagoniste un nom grec - Galén. »
L'épreuve de la maladie blanche
Le docteur Galén ne donne pas son médicament qu'à ceux qui ne participent pas directement ou indirectement aux préparatifs à la guerre ou qui renoncent à ces plans destructifs. Ses convictions et son obstination ne lui permettent pas de céder aux ambitions et à la fatuité du professeur Sigelius, aux intérêts du baron Krüg, industriel et fabricant d'armes, et à la folie militaire du Maréchal, leader suprême qui exhorte son peuple à se lancer dans la guerre. Ils lui demandent tous son médicament mais Galén résiste à toutes ces pressions. Il semble faible mais il connaît sa force. Il sait que même les dignitaires tout puissants subiront tôt ou tard une épreuve qui ébranlera leurs convictions, l'épreuve de la maladie blanche. Ainsi Karel Čapek confronte avec les personnages de son drame deux tendances décisives pour l'avenir de l'humanité. Il l'exprime déjà dans la préface de sa pièce :« D'un côté l'idéal moral de l'humanité universelle, de la liberté démocratique, de la liberté mondiale et du respect de chaque vie et de chaque droit humain. D'un autre côté un idéal dynamique anti-humaniste du pouvoir, de la domination et de l'expansion nationale ou autre, pour laquelle la violence est un moyen opportun et la vie humaine n'est qu'un instrument. »
La force révélatrice de la pandémie
La pandémie est une force révélatrice de la fermeté ou de la fragilité des caractères, elle fait ressurgir des faiblesses inavouées, des lâchetés et des mesquineries à tous les niveaux de la hiérarchie sociale. Par de petites scènes et des personnages typés Karel Čapek montre l'aveuglement des gens simples, le carriérisme des médecins, la superficialité des journalistes, le comportement prédateur des dirigeants politiques. Chaque couche de la population possède un égoïsme qui lui est propre et la fusion de tous ces égoïsmes pousse la société irrésistiblement vers la catastrophe. C'est un des aspects de l’œuvre de Karel Čapek qui n'a rien perdu de son actualité. Pavel Ondrouch, metteur en scène qui a monté La Maladie blanche dans un théâtre de Prague, y ajoute encore bien d'autres aspects :« Čapek est un visionnaire et il a intégré dans son œuvre de nombreux thèmes qui sont absolument actuels. C'est le problème de la paix, les problèmes de l'utopie et du rêve. Comment se faire à l'idée que certaines choses sont possibles et d'autres choses ne le sont pas ? Et évidemment aussi le problème de la démagogie et d'une attitude extrême face à certaines opinions. »
Le docteur Galén ne réussira pas à détourner le monde de la guerre. Le conflit sanglant éclate et le docteur est battu et piétiné à mort par une foule fanatisée. Il apportait son médicament au Maréchal car le leader suprême souffrant de maladie blanche lui avait promis de mettre fin aux hostilités. Le secret du médicament miracle est irrémédiablement perdu. L'intuition géniale, le don d'anticipation et la volonté de secouer l'opinion n'ont pas permis à Karel Čapek de mener sa pièce à un dénouement heureux. La guerre qu'il redoutait, éclate quelques mois seulement après sa mort.
La maladie blanche et la pandémie actuelle
Plus de quatre-vingts ans après la disparition de l'écrivain le monde est frappé par une pandémie qui présente de curieuses ressemblances avec la maladie blanche. La première flambée massive du Covid-19 s'est produite en Chine et la contagion est particulièrement dangereuse pour les personnes âgées et malades. La contagion se répand à une vitesse prodigieuse dans un monde fragilisé par la globalisation.Bien que notre monde soit différent de celui de Karel Čapek, des conflits guerriers y éclatent toujours au prix de la souffrance de millions d'habitants tandis que la partie riche de l'humanité s'adonne au culte de la consommation. Même dans les pays démocratiques, les tendances autoritaires, la fascination par des leaders forts et arrogants et la démagogie politique sont de plus en plus fréquentes. Notre divinité est la croissance économique, et notre civilisation se distingue par le développement effréné du tourisme de masse ravageur et l'exploitation dévastatrice des ressources naturelles. Nous agressons notre planète qui nous le rend bien en se réchauffant. Aveuglés par nos intérêts particuliers et par notre égoïsme, nous ressemblons beaucoup aux personnages de la pièce de Karel Čapek.
La pandémie a arrêté pour quelque temps cette course aveugle vers un avenir incertain. C'est une épreuve difficile qui a révélé la fragilité de notre civilisation mais qui nous donne aussi le temps pour mener une réflexion sur l'affrontement des tendances positives et négatives dans l'évolution du monde, sur ce que nous pouvons faire pour sauver notre civilisation, notre démocratie et la vie sur notre planète. Comme le dit Karel Čapek dans la préface de sa Maladie blanche :
« Deux grandes conceptions du monde s'affrontent au-dessus du lit de la douleur, et leur conflit sera décisif pour la vie ou la mort de l'humanité ... »