La Religieuse – trahir fidèlement Diderot
Réalisé par Guillaume Nicloux, le film La Religieuse est une adaptation du fameux roman de Denis Diderot. L’œuvre raconte l'histoire de Suzanne, une jeune fille du XVIIIe siècle envoyée contre son gré au couvent et qui décide de lutter pour retrouver sa liberté. Le long-métrage, dont le propos est toujours d'actualité, était projeté dans le cadre de la seizième édition du Festival du film français, qui s'est déroulé fin novembre et a rassemblé un nombre record de spectateurs. A cette occasion, Guillaume Nicloux était présent dans la capitale tchèque. Radio Prague l'a rencontré.
Et puis je crois aussi que les films se répondent et qu’il y a un moment où on dispose peut-être de l’énergie nécessaire pour mettre en œuvre un tel film. C’est un film difficile car c’est une œuvre qui peut être considérée comme austère, une œuvre du XVIIIe siècle dont l’héroïne est une inconnue. C’est une œuvre quasiment carcérale où le personnage est enfermé, retenu, cloîtré contre son gré. Ce qui est intéressant à mon sens, c’est de retrouver peut-être l’essence même de la pensée de Diderot à l’époque. Il ne s’oppose pas à la religion mais il est contre l’excès religieux. Là où cela devient intéressant et où cela rend l’œuvre très intemporelle et peut-être très contemporaine, voire les deux à la fois, c’est à partir du moment où l’on considère que la Religieuse est aussi une œuvre contre le régime patriarcal, l’hégémonie masculine. On s’aperçoit qu’aujourd’hui les résonances avec l’actualité sont très fortes. »
Vous faites une lecture presque féministe de la Religieuse…
« Si l’on veut. Maintenant, il est difficile pour un homme de se considérer comme féministe. Je crois que l’on vit dans une société qui, sous couvert de saupoudrage paritaire, applique encore des principes très moyenâgeux concernant le diktat masculin. Il suffit de regarder au-delà de nos frontières si l’on veut bien s’extraire de notre condition très rassurante, nous petits Français. On s’aperçoit que dans des pays très proches, on autorise les hommes à couper les oreilles et le nez, on autorise un mari à adopter ces principes parce qu’une femme refuse de coucher avec lui. On s’aperçoit que quand des femmes manifestent dans la rue, elles sont violées avec les doigts. C’est troublant de penser que tous ces actes sont commis et permis. »Il y a près de cinquante ans, le cinéaste Jacques Rivette a lui-même réalisé une adaptation de la Religieuse et il s’est heurté à la censure à l’époque. Qu’est-ce qui s’est passé en un demi-siècle pour qu’on puisse désormais parler de ce thème librement ?
« C’est très intéressant d’analyser rétrospectivement ce qui a pu se produire avec la Religieuse. Avant l’adaptation cinématographique de Jean Gruault (au scénario), il y a eu une adaptation théâtrale, qu’avait montée Jean-Luc Godard dans les années 1960, qui a subi l’échec, les foudres de la critique. Et ce n’est seulement qu’à l’adaptation du livre au cinéma que les choses ont commencé à se compliquer. Pour une raison très simple : dans les années 1965, la censure est encore très forte en France. Il y a encore une centaine de films qui sont censurés. Cela paraît aberrant aujourd’hui d’imaginer cela. L’ORTF (Office de Radiodiffusion-Télévision Française, ndlr) est un peu le seul diffuseur télévisuel à l’époque et au-dessus de l’ORTF, il y a le général de Gaulle. La religion est encore extrêmement présente au sein de la société française.Tout cela est presque naturel et nous conduit vers une censure où finalement les auteurs sont presque obligés d’adopter le principe de Diderot au XVIIIe, c’est-à-dire d’avoir une forme presque caricaturale et presque manichéenne des rapports entre les personnages. C’est pour cela que le film a une grande difficulté aujourd’hui à être regardé sans sourire ou sans se moquer de certains partis pris. Mais je pense qu’à l’époque il était sans doute difficile pour Jacques Rivette et Jean Gruault d’envisager autre chose qu’un point de vue anticlérical et une approche purement littéraire dans l’adaptation. »
Vous avez privilégié une approche liée à la recherche de liberté dans une institution un peu totale. Avez-vous personnellement fait l’expérience de l’oppression dans une telle institution ?
« Non, j’ai eu une culture religieuse qui, jusqu’à l’âge de 13 ans, me destinait peut-être au séminaire. Je n’ai pas subi l’emprise religieuse comme un handicap. J’étais heureux à l’intérieur, je le vivais d’une façon très réjouissante. Et puis, l’arrivée de la puberté a déclenché évidemment des choses, des découvertes, qui mettent en branle une modification organique. La découverte de la sexualité, de la masturbation, entrait un peu en contradiction avec l’abstinence qui était prônée. Donc, j’ai choisi mon camp. C’est le moment où l’on découvre, où l’on s’ouvre sur le monde. J’avais une boulimie de découvertes qui s’opposait un peu à ce principe religieux dans lequel je m’étais un peu enfermé. »Pourquoi selon vous le personnage principal, Suzanne, refuse la socialisation du couvent contrairement aux autres jeunes femmes ? Pourquoi se révolte-t-elle ?
« Je crois que c’est ce qui se passe dans la vie finalement. Tout le monde n’a pas la force de résister. Résister demande beaucoup d’énergie, de courage, d’abnégation… Ce n’est pas donné à tout le monde. Et parfois on se découvre une force qui était insoupçonnée. Donc, elle n’est pas prévisible non plus. C’est souvent lorsque les gens développent énormément de volonté d’afficher leur force et leur courage, qu’ils sont le moins disposés à s’en servir le moment où ils le doivent. Donc, c’est assez mystérieux. Quelle est l’alchimie qui permet à un moment à une personne d’être plus forte, de résister ? C’est ce qui se passe pour Suzanne. »
On imagine que certaines des autres jeunes filles partagent un sentiment de manque de liberté. Mais quand Suzanne se révolte, elles se conforment à la norme en la rejetant et en l’humiliant. Pourquoi ?
« Le phénomène de groupe, l’influence du groupe sont intéressants. Qu’est-ce qui déclenche cette chose ? Très souvent, c’est la peur. Qu’est-ce qui déclenche la colère ? C’est une colère souvent centrée sur nous-mêmes. On est rarement en colère contre quelqu’un finalement. On l’est par rapport à son comportement, par rapport à ce que cela déclenche en nous. Je crois que Suzanne provoque la peur chez ces jeunes filles. Suzanne met toutes ces jeunes filles, toutes ces sœurs, toutes ces mères supérieures, en face d’une problématique. C’est une problématique d’inconnu, de liberté, de déstabilisation très forte. D’ailleurs, cette déstabilisation ne touche pas la croyance, elle touche l’enfermement dans la croyance, c’est-à-dire la façon dont on force les gens à croire d’une certaine manière. Ce que le film propose à la fin, c’est une ouverture qui tend vers le panthéisme et non pas vers un monothéisme. C’est, je l’espère, une pensée plus fidèle à Diderot. C'est-à-dire que les pierres pensent, tout est dans la nature et non pas dans un être hypothétique. »Vous évoquez une pensée plus fidèle à Diderot. Mais vous avez également dit que vous vous étiez attaché à adapter son œuvre en la trahissant fidèlement. Qu’est-ce que cela signifie ?
« Cela veut dire qu’à l’époque, au siècle des Lumières, il était inenvisageable pour Diderot d’imaginer une héroïne capable de lutter et de résister jusqu’au bout pour trouver sa liberté. Il était inenvisageable à l’époque pour une jeune fille de sortir du couvent et de renoncer à ses vœux. Ce n’est pas un hasard si Diderot s’est intéressé à ce sujet. Il a lui-même subi l’enfermement de force. Son frère était chanoine. Sa sœur est morte au couvent. Au même-moment, durant les années qui précèdent l’écriture, une jeune femme demande à quitter le couvent et on lui refuse. Il y a tout un cadre historique qui ne permet pas à Diderot à ce moment-là d’envisager, sans aller vers une résolution optimiste, les capacités pour un personnage de lutter seul et contre tous, jusqu’au bout, sans résignation. Aujourd’hui, il me semblait inenvisageable de respecter ce schéma. Je crois que, même dans l’esprit du spectateur, il est plus intéressant de proposer et de développer l’idée que tout cela va finalement changer et qu’il n’y a aucune raison de laisser de côté cette forme d’espoir. »