La vérité de Jean Genet

Jean Genet
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Dans le cadre de la Semaine Genet organisée, fin février, par l'Institut français de Prague, on a présenté la traduction tchèque du roman "Pompes funèbres" suivie de la projection d'"Un chant d'amour", film muet réalisé par Genet en 1950. Albert Dichy, directeur littéraire de l'Institut Mémoires de L'Edition Contemporaine (IMEC), connaisseur, éditeur et biographe de Jean Genet, était également invité à Prague pour une conférence, occasion pour s'entretenir avec lui sur l'oeuvre et la vie de l'écrivain qui, longtemps après sa mort, ne laisse pas indifférent.

Qu'est ce que l'oeuvre de Jean Genet représente pour vous. Est-ce que Genet a changé votre vie?

Ah, on commence par une question assez personnelle. Oui, en tout cas il a changé mon regard. C'est à dire, lorsque j'ai commencé à travailler sur l'oeuvre de Genet, je pensais que j'allais travailler sur une oeuvre littéraire parmi d'autres. J'avais choisi Genet par ce qu'il était un peu plus scandaleux, un peu plus provocateur. Je pensais que Genet était un grand écrivain parmi d'autres. Et je me suis rendu compte qu'en travaillant sur son oeuvre, en accompagnant durant des années son oeuvre qu'on ne peut pas traiter Genet comme un autre écrivain, que c'est quelqu'un d'à part qui vous fait entrer à l'intérieur d'un autre monde. Sur le plan personnel, j'ai peu de rapport avec Genet ou avec ce qu'il était. Je suis plutôt du milieu petit bourgeois, plutôt tranquille et je suis rentré à l'intérieur d'un monde qui est violent, peuplé de voleurs, d'assassins, de figures marginales, et en même temps j'ai appris à travers lui beaucoup de choses, j'ai appris à voir ce monde, à voir aussi la beauté du monde violent, que le monde de la marginalité peut receler, à voir aussi son humanité, son caractère de révolte."

Il est certain que Genet a scandalisé ses lecteurs. Est-ce que vous aussi avez été scandalisé en lisant ses oeuvres?

"Je ne crois pas qu'on puisse lire Genet comme on boit un verre d'eau. Si quelqu'un lit Genet sans avoir été bouleversé et scandalisé, comme vous dîtes, c'est qu'il n'a pas lu Genet. On aborde son oeuvre aussi par ce bouleversement. Oui, il y a chez Genet des choses qui m'ont scandalisé, que j'ai mieux comprises par la suite, il y a des choses qui restent scandaleuses pour moi, mais je pense que ce qui m'intéresse chez Genet, c'est qu'il pose un problème. On se heurte à quelque chose qui vous interpelle, qui vous dérange, qui vous touche aussi, mais qui vous oblige à réfléchir. Et réfléchir vous fait avancer."

Est-ce que cette oeuvre continue encore aujourd'hui à choquer et à scandaliser ?

"Après avoir été sacralisé pendant longtemps, grâce au grand livre de Sartre "Saint Genet, comédien et martyr", écrit à l'époque où Sartre est le philosophe le plus célèbre au monde et qui porte Genet aux nues, Genet était considéré comme un grand écrivain, mais tout en étant pas tellement lu. Et aujourd'hui, en France en particulier, les gens redécouvrent les romans de Genet et cela reprovoque des scandales avec énormément de malentendus, en particulier sur le rapport de Genet avec le nazisme par exemple ; un livre comme 'Pompes funèbres' est plein de ce genre de références. Et si on le lit mal, si l'on ne comprend pas ce qui intéresse Genet dans le nazisme, on peut faire d'énormes erreurs, d'énormes contresens. Aujourd'hui Genet suscite une vraie polémique autour de ce problème."

Nous croyons connaître la vie de Jean Genet parce que nous avons lu Le Journal du voleur. Dans quelle mesure peut-on se fier à ce que Genet dit dans ce livre? Ce livre correspond-il à la réalité ou y a-t-il beaucoup de fiction?

"Disons que c'est cette fiction qui est peut-être la vérité de Genet. Genet a d'emblée dit que il ne fallait pas s'attendre à trouver dans ses livres la restitution exacte des faits de sa vie. Il a voulu construire ce qu'il appelle sa légende. Sa légende était pour Genet, en tout cas lorsqu'il écrivait en prison, une façon de survivre à la négation de son existence qui était projetée durant des années sur lui. Donc exister, se faire un nom (il a un nom dont il n'est pas très sur, parce que pendant des années il ne sait pas exactement si c'est le nom de sa mère ou de son père, si son nom s'écrit comme ça) donc se faire un nom, exister c'est vraiment la mission de son oeuvre. Oui, il y a une vérité qui est donnée par son oeuvre, mais ce n'est pas la vérité factuelle, c'est une vérité peut-être plus profonde, celle de son existence intérieure."

Dans le Journal du voleur il parle de son séjour en Tchécoslovaquie. Est-ce que ce séjour a laissé d'autres traces dans sa vie ou dans ses écrits. Quel a été son rapport vis-à-vis des pays d'Europe centrale?

"A l'époque où il arrive en Tchécoslovaquie, il est déserteur de l'armée, il traverse en vagabond toute l'Europe de l'Est. Mais il a eu un rapport particulier avec la Tchécoslovaquie. Il a passé dans ce pays quatre ou cinq mois, dans la ville de Brno. Il a été accueilli là dans une famille de juif allemands. C'est là qu'il donne des leçons particulières à une jeune femme qui s'appelle Anne Block et c'est probablement la seule relation amoureuse de Genet qu'on connaisse. Il n'y a pas eu une vraie relation amoureuse. Cette femme était mariée et puis elle a du fuir l'invasion nazie. Elle a échappé de justesse à l'arrestation. Elle a gardé avec elle six lettres que Genet lui avait envoyées après avoir quitté la Tchécoslovaquie et qu'on a retrouvé aujourd'hui. C'est la trace d'une vraie affection amoureuse. Donc c'est quelque chose qui a compté dans l'oeuvre de Genet et pour laquelle il a gardé pendant toute sa vie une sorte de nostalgie."

On a beaucoup spéculé sur le rapport de Genet vis-à-vis de la société. Etait-ce de la haine ou c'était un rapport beaucoup plus complexe?

"La haine a joué un rôle important dans la vie de Genet. Il s'est construit sur cela, il s'est construit sur le rapport l'opposition à la société, au monde bourgeois, au monde des gens de bien. Cependant, une fois qu'on a dit ça, il faut voir aussi l'autre côté. Ce n'était pas une haine généralisée, c'était une haine contre un certain monde, un certain mode de vie, un certain mode de penser qu'il a conservée pendant toute sa vie. Mais il y a aussi l'autre versant de l'oeuvre de Genet, le versant inverse qui est l'amour. L'amour pour tous les exclus, pour les jeunes garçons qu'il croisait, qui sortaient de colonies pénitentiaires, de maisons de correction, de prisons, l'amour qu'il a conservé jusqu'au bout, puisque dans le dernier livre de Genet, publié un mois après sa mort, on retrouve le terme essentiel, Un Captif amoureux; le mot amour revient donc en titre de son oeuvre."