Le chorégraphe Philippe Talard : « Pour les ‘anges déchus’, la liberté est totalement spirituelle »

'Anges déchus', photo: Martin Popelář/NDM

Pâques, que nous venons de célébrer, est pour les chrétiens une fête du renouveau, du renouvellement de la foi, une fête de la lumière, de l’espérance d’une nouvelle vie, d’une vie meilleure... L’espoir et la lumière existent-ils aussi en prison ? Pour les invités de cette émission, qui côtoient les détenus sans préjugés et sans illusions, espoir et lumière riment avec danse, musique et force de la parole.

Philippe Talard
Cela fait dix ans que le danseur et chorégraphe français Philippe Talard sillonne différentes prisons en Europe pour y monter des spectacles de danse ; des spectacles dans lesquels il met en scène les détenus eux-mêmes. En mars dernier, Radio Prague l’a rencontré à Ostrava, dans le nord-est de la République tchèque. Pour cette fois, il a choisi de monter un spectacle non pas en prison, mais au Théâtre national de Moravie-Silésie d’Ostrava, où, dans des conditions de sécurité renforcées, une dizaine de détenus montent sur scène. Cette création de Philippe Talard s’intitule « Padající andělé », en français « les Anges déchus ». Ce spectacle multi-genres qui mêle danse, chant et acrobatie, est basé sur les textes de Jean Genet, un poète, écrivain et auteur dramatique qui est aussi… un détenu. Au cours de l’interview, réalisée en marge d’une répétition au théâtre d’Ostrava, Philippe Talard a parlé de cet auteur français qui l’inspire depuis sa jeunesse, ainsi que de l’abandon, de la solitude à l’intérieur comme à l’extérieur du milieu carcéral ; des sujets de prédilection de l’écrivain aussi bien que du chorégraphe. Une interview au cours de laquelle Philippe Talard a beaucoup fumé et beaucoup ri malgré la gravité du sujet abordé… Mais il a d’abord commencé par évoquer ses débuts de danseur.

« J’ai été élevé par les Jésuites, au Collège de Provence à Marseille. Il y avait un prêtre, Jean Magnant, qui est encore vivant bien qu’il ait un cancer de la prostate depuis dix ans. A l’école, j’étais capitaine de l’équipe de handball. Il a dit à ma mère : ‘c’est bizarre, quand il joue au handball, on dirait qu’il danse’. Alors ma mère m’a mis à la danse. »

Qu’est-ce qui vous a marqué dans votre jeunesse ? Y a-t-il eu un moment ou une période particulièrement importante pour votre carrière de danseur et pour votre vie ?

« Ce qui m’avait le plus marqué, c’était probablement la lecture. Cela vient de l’éducation que m’ont donnée mes parents. Et Genet ! Car c’est grâce à Genet que j’ai été exempté du service militaire. J’avais avec moi son fameux livre ‘Notre-Dame-des-Fleurs’. J’avais 18 ans et je venais juste de rentrer chez Béjart. Le psychologue m’a demandé ce que je lisais. J’ai répondu : ‘Notre-Dame-des-Fleurs’. L’argument pour m’exempter était une possibilité criminelle, une vague fascination pour la violence. J’étais très content et je suis retourné chez Béjart à Bruxelles ! (rires) »

En 2002, vous avez commencé à travailler dans et sur le milieu carcéral. Depuis, vous avez monté des spectacles avec des détenus à Marseille, à Luxembourg, à Rome... Pourquoi vous êtes-vous lancé dans ce projet ?

Ce qui est typique chez Genet, c’est que ces personnages demandent la peine maximum. Il dit : ‘Je veux qu’on me traite avec dureté, même avec cruauté’.

« J’ai toujours eu une... je ne veux pas dire une fascination morbide pour l’univers de Genet, parce qu’il n’est pas du tout morbide. Mais j’ai toujours été intéressé par son univers. Je me sens assez proche de son histoire. Je connais des gens qui l’ont connu et qui m’ont parlé d’un personnage assez particulier. Et j’ai toujours adoré ses textes ! Je trouve qu’ils ne décrivent pas seulement l’univers carcéral, mais qu’ils décrivent justement la situation humaine d’un ‘ange déchu’, de quelqu’un qui a chuté. C’est en quelque sorte l’histoire de cette pièce ou de n’importe quel livre de Genet : la situation de l’abandon. On est abandonné des autres, on a chuté, on a commis un crime, on a été abandonné par sa mère, comme Genet d’ailleurs... On a violé, on a tué, on a fait des fautes, on a détourné de l’argent... On se retrouve en prison et on se rend compte qu’on est vraiment tout seul comme il le dit. Et on paye la peine. Cela peut être une peine capitale ou une peine de dix ou vingt ans. Au cours de ces dix années, j’ai connu beaucoup de prisonniers et je peux vous dire que même un jour, c’est beaucoup. Dix ans, c’est immense. Il faut que le prisonnier accepte d’avoir commis le délit, qu’il ne l’oublie pas et qu’il soit enfin prêt à quitter la prison, à être libre. Justement, le travail que je fais n’est pas seulement artistique, mais c’est un travail de réinsertion pour essayer de réintégrer quelqu’un dans une société qui n’en veut plus. J’ai encore beaucoup de contacts avec les détenus avec qui j’ai travaillé, avec ceux du Luxembourg en particulier, parce que c’est plus proche de chez moi. Je sais où ils sont et je sais ce qu’ils font. Il y en a qui sont morts, il y en a qui ont été assassinés, d’autres ont récidivé. Et puis il y en a qui ont trouvé du travail. Je les ai tous aidés. Mais après… Ça marche ou ça ne marche pas. C’est fatal. »

Pour vous personnellement, quelle est la principale leçon que vous avez tirée de ce travail avec les détenus ?

« C’est l’humanité. La solitude. Et cette expérience que la liberté est totalement spirituelle. C’est l’âme qui doit être libre, et c’est l’esprit qui le permet. Tous les livres de Genet sont une description de cette immense liberté possible pour un être humain qui est incarcéré. Il faut qu’il puisse s’évader en permanence pour rester vivant. Sinon, c’est la prison, c’est la mort. D’ailleurs, les suicides dans les prisons sont commis généralement dans les six premiers mois. Au bout de six mois, vous vous habituez, ce qui représente aussi un danger, mais surtout vous commencez à vous organiser pour la sortie. L’objectif est de vouloir sortir, être libre. Ce qui est typique chez Genet, c’est que ces personnages demandent la peine maximum. Il dit : ‘Je veux qu’on me traite avec dureté, même avec cruauté’. Si la peine est légère, on s’y habitue et on devient mou. On ne peut vraiment s’en sortir que si la peine est dure. »

Le spectacle « Les Anges déchus » que vous avez monté à Ostrava commence par une phrase assez significative…

« Oui, cela vient du ‘Condamné à mort’. C’est la fameuse phrase du début : ‘Ce n’est pas ce matin que l’on me guillotine. Je peux dormir tranquille.’ La dernière phrase de la pièce est celle du personnage Yeux-Verts dans ‘Haute Surveillance’ : ‘Il me fallait le malheur total.’ »

Il existe encore une proximité entre vous-même et Jean Genet qui a été abandonné très tôt par sa mère, alors qu’il n’avait que quelques mois. C’est aussi votre histoire, n’est-ce pas ?

« Oui, je connais beaucoup d’enfants adoptifs, dont mon frère. Ce n’est pas du malheur, mais cela laisse perplexe. La mère de Genet se serait suicidée, mais on ne sait jamais. Maintenant, une nouvelle loi permettrait à l’enfant de retrouver, avec beaucoup d’opiniâtreté, le parent génétique. Ce n’était pas possible à l’époque. Le fait d’avoir été abandonné par sa mère laisse une blessure indélébile. C’est le pire des crimes : abandonner son enfant, c’est le mettre au monde et le tuer. Toute sa vie, Genet a essayé de recoudre cette blessure en inventant des personnages comme Divine, Culafroy, Yeux-Verts, Ange-Soleil… Tous ces personnages sont des extensions de sa vision de sa mère. Ce sont des femmes, des hommes, des prostituées… Sa mère aussi aurait été une prostituée.

'Anges déchus',  photo: Martin Popelář/NDM
En le découvrant, cela ne l’a pas choqué, mais cela l’a influencé quand même. Genet n’a jamais eu d’appartement ni de maison. Il a toujours habité dans des chambres sordides, des chambres d’hôtel et même des bordels. D’ailleurs, il est mort dans un bordel, dans une chambre de bonne horrible. Et il n’a jamais eu de compte en banque. Comme s’il ne voulait laisser aucune trace. Son ami Roland Dumas m’a raconté que Genet lui avait demandé de l’enterrer à Larache, au Maroc, mais sans nom. Il lui aurait dit : ‘Je ne veux pas que sur ma tombe il y ait marqué Jean Genet. Je suis né sans nom, alors je crèverai sans nom.’ »

Revenons au spectacle que vous avez monté avec les détenus du centre pénitentiaire de Heřmanice, près d’Ostrava. Quelle a été pour vous la différence entre cette prison-là et celles où vous avez travaillé précédemment ?

Philippe Talard avec les détenus du centre pénitentiaire de Heřmanice,  photo: Martin Popelář/NDM
« Peut-être que la prison de Heřmanice se rapproche le plus de celle de Rome, qui est quand même beaucoup plus grande et avec des cas bien plus graves, des peines de plus de vingt ans. Mais cela vient du fait que, sur les dix prisonniers tchèques qui ont travaillé avec moi, huit sont roms. Comme les Italiens, ils ont une sorte de ‘machisme’ : le fait de faire de la prison pour un Italien, et pour toute sa famille, cela fait partie du ‘folklore’ : ‘Bon, il a fait une bêtise, mais ce n’est pas grave…’ Les Roms sont vivants, allègres, très à l’aise avec le chant en particulier, avec le mouvement aussi. A Heřmanice, qui est une prison étonnamment propre et entretenue, les gardes, le directeur et le sous-directeur de la prison sont tous fiers de leurs détenus, surtout maintenant, et relativement proches d’eux. Il faut se rendre compte qu’un garde, lui, est condamné à perpète. Je connais des gardes qui ont fait trente-cinq ans de prison, c’est beaucoup. C’est presqu’un fonctionnaire. Il est-là, il les connait et il n’a qu’un seul souhait : celui de les voir sortir un jour et de ne plus les revoir. »

Pavlína Kafková,  photo: Martin Popelář/NDM
Pavlína Kafková est comédienne au Théâtre national de Moravie-Silésie d’Ostrava. Non seulement elle joue dans le spectacle, elle interprète les textes de Jean Genet, chante et danse, y compris avec les prisonniers, mais elle a participé à sa mise en scène, aux côtés de Philippe Talard. Presque tous les jours, pendant six mois, elle l’a accompagné dans la prison de Heřmanice pour répéter avec les dix détenus sélectionnés pour le spectacle. Très belle, d’apparence tendre et fragile, Pavlína Kafková avoue que cette expérience l’a profondément marquée, tant au niveau professionnel que personnel :

'Anges déchus',  photo: Martin Popelář/NDM
« Durant les vingt ans de ma carrière de comédienne, je n’ai jamais rien vécu d’aussi fort. En même temps, c’était comme une purification. Et je n’ai jamais travaillé de cette manière-là. J’ai dû réfléchir et communiquer d’une autre manière que d’habitude. Ces gars sont très empathiques. D’abord, ils ressentent immédiatement si vous allez bien ou non. Ils communiquent de façon instinctive. Il y avait une sorte d’énergie très positive qui circulait entre nous pendant les répétitions. Je leur disais toujours : ‘n’oubliez jamais ce que vous avez réussi à apprendre et à combien de personnes vous avez fait plaisir’. Pour eux, ça a été une grande satisfaction. »

« J’ai compris une chose : il est extrêmement facile de se retrouver derrière les barreaux. Ca va vite. J’y ai connu des gens qui, au fond, sont bien et polis. Souvent, ils ont ‘chuté’ à cause d’un malheureux concours de circonstances et d’une certaine naïveté. Mais pour ce qui est des prisonniers qui jouent dans le spectacle, je ne voulais pas savoir quels délits ils ont commis ; ce qui les a d’ailleurs surpris. Au tout début, ils m’ont même demandé, un peu par provocation, si je n’avais pas peur d’eux. Je leur ai dit que non, que je n’étais pas venue pour les juger et que ce qui m’intéressait, c’était la manière dont ils allaient travailler. Et la peur… non, je ne l’ai pas ressentie. Plutôt une sensation assez étrange, quand nous avons joué une avant-première, dans la prison-même, et que je me suis retrouvée devant 200 détenus sur lesquels je ne savais rien. J’ai eu du mal à prononcer la première phrase de la pièce : ‘Ce n’est pas ce matin que l’on me guillotine. Je peux dormir tranquille.’ Mais quand je l’ai prononcée, un silence absolu est tombé sur la salle. Il paraît que le spectacle leur a beaucoup plu. »

Les prochaines représentations du spectacle « Les Anges déchus » auront lieu au Théâtre national de Moravie-Silésie d’Ostrava, les 11 et 20 avril. Plus de détails sur le site du théâtre www.ndm.cz.