Ladislav Fuks, un romancier qui résiste à l’épreuve du temps
« Les livres de Ladislav Fuks (1923-1994) sont exceptionnels par leur valeur artistique, leur style recherché et leur message humaniste, » dit Michaela Kuthanová, conservatrice et archiviste du Musée de la littérature de Prague. Cent ans se sont écoulés depuis la naissance de cet écrivain qui reste une des figures les plus originales de la littérature tchèque.
Monsieur Théodore Mundstock
C’est en 1963 que Ladislav Fuks, âgé de quarante ans, publie son premier roman intitulé Monsieur Théodore Mundstock et c’est une révélation. Michaela Kuthanová constate que ce roman étonnant pour plusieurs raisons, est déjà l’œuvre d’un romancier accompli :
« Le livre Monsieur Théodore Mundstock a fait partie de la deuxième vague de livres sur la guerre dans les années 1960. Entre la parution de ces œuvres et la guerre il y a eu donc déjà une certaine distance dans le temps. Cette deuxième vague n’a donc pas apporté uniquement un constat des événements de la guerre et des crimes nazis mais a cherché à donner à ces faits une portée plus générale. C’est également le trait principal du livre Monsieur Théodore Mundstock. Dans ce roman, Ladislav Fuks apparaît déjà comme un auteur mûr. Ce qu’il a esquissé dans ce livre est resté typique dans une grande mesure aussi pour la suite de son œuvre, c’est-à-dire une profonde compréhension pour la psychologie de ses personnages et surtout pour ceux qui sont exposés à une pression, à une agression des forces et des circonstances extérieures. »
Le héros du livre Théodore Mundstock est un juif de Prague qui pendant la Deuxième Guerre mondiale attend sa déportation vers les camps de concentration. Malgré la peur qui le saisit, il trouve dans son for intérieur la force de se préparer à cette épreuve fatale par de nombreuses petites mesures. Il continue également à aider les autres et cette méthode de petits pas lui permettra de sauver son identité d’être humain même dans une situation sans issue.
Une profonde compréhension pour le sort des juifs
Michaela Kuthanová rappelle que Monsieur Théodore Mundstock est de tous les livres de Ladislav Fuks celui qui a été le mieux reçu à l’étranger. Traduit dans de nombreuses langues, le livre a été particulièrement bien reçu dans les pays de langue allemande mais aussi par exemple en Pologne, en Hongrie ou en Italie. Il a été également deux fois porté à l’écran en Pologne et en Hongrie et a été adapté pour le théâtre à Lyon en France.
Ladislav Fuks n’était pas juif mais Michaela Kuthanová remarque qu’il avait pourtant un profond intérêt pour la communauté juive et une grande affinité avec le sort des juifs :
« Souvent on l’explique par son orientation homosexuelle dont il a commencé à se rendre compte déjà probablement lors de ses études au lycée. La minorité homosexuelle était poursuivie sous le protectorat Bohême-Moravie tout comme la minorité juive. La conscience d’être différent, exclu et marginalisé n’a pas quitté Ladislav Fuks même après la guerre. Il ne faut pas oublier que l’homosexualité en Tchécoslovaquie était interdite par la loi jusqu’en 1961, et même après elle est restée dans la société l’objet d’opprobre et de raillerie. En plus, Ladislav Fuks était un homme profondément croyant ce qui provoquait chez lui un important conflit intérieur qui a marqué non seulement sa vie personnelle mais aussi ses œuvres littéraires."
Les souris de Nathalie Mooshaber
Ladislav Fuks continue à écrire et ses romans et contes publiés dans les années 1960 et au début des années 1970 sont généralement très bien reçus par les lecteurs et la critique. Michaela Kuthanová évoque un de ses plus grands succès littéraires de cette période pleine d’inspiration :
« Le roman Les souris de Nathalie Mooshaber est sorti au tournant des années 1960 et 1970 au moment où était violemment réprimé le mouvement du Printemps de Prague. La politique de normalisation allait bientôt toucher la vie des gens et aussi la culture. Ce roman est une science-fiction située dans un pays et dans un temps indéfinis. On y trouve des éléments historiques mais aussi futuristes comme des vols vers la Lune et sa colonisation, mais ce qui est essentiel, c’est qu’il s’agit du tableau d’un régime totalitaire qui opprime durement ses citoyens. »
Et Michaela Kuthanová rappelle qu’on trouve dans ce livre des motifs et des mesures typiques pour la normalisation en Tchécoslovaquie comme les listes de personnes indésirables, le contrôle sévère de l’éducation des enfants et des jeunes, une constante surveillance policière, etc. On reproche parfois à Ladislav Fuks d’avoir ajouté aux éditions postérieures du roman une préface dans laquelle il reniait toute relation entre son livre et le régime en Tchécoslovaquie. Mais il est évident qu’il l’a fait surtout pour que son roman puisse paraître et les lecteurs savaient bien qu’il s’agissait d’un subterfuge. Et Michaela Kuthanová souligne que le roman débouche sur la chute du régime autoritaire et que toute la structure des motifs et des éléments stylistiques de ce livre en fait une satire subtile du système totalitaire.
Un écrivain « normalisé »
Michaela Kuthanová ne cache cependant pas non plus que, dans la vie, Ladislav Fuks a choisi de composer avec le régime établi dans une Tchécoslovaquie occupée par l’armée soviétique dans les années 1970 et 1980 :
« Selon les témoignages de ses amis et de ses contemporains, Ladislav Fuks n’était pas un héros. Ce n’était pas un homme muni d’une force nécessaire pour vivre constamment dans la peur et dans un conflit perpétuel avec le pouvoir. Il était donc une proie facile pour les autorités communistes. Selon ses contemporains, il n’avait pas de mauvaises intentions et il ne voulait faire du tort à personne. Il était conscient de sa défaillance morale et il en avait probablement honte. Mais il faut dire aussi qu’il en a tiré certains avantages. »
La création littéraire des années sombres
Dans les années 1970, sous le régime de la normalisation, Ladislav Fuks se présente donc comme un écrivain conforme avec l’idéologie officielle. Il en parle dans les médias et il écrit même un roman faussant l’image de ceux qui ont émigré de Tchécoslovaquie après le coup d’Etat communiste en 1948. Cette attitude accablante pour beaucoup de ses lecteurs lui permet cependant de pouvoir publier ses livres et ses textes, de voyager et de mener une vie aisée. On lui tolère même ses extravagances et ses amitiés masculines. Cependant, sa création littéraire en souffre et la qualité des romans qu’il publie pendant cette période est décevante.
La duchesse et la cuisinière
Un certain renouveau dans la vie et dans l’œuvre de l’écrivain n’arrive qu’au début des années 1980 lorsqu’il publie d’abord la nouvelle Le portrait de Martin Blaskowitz et finalement son dernier roman intitulé La duchesse et la cuisinière. Michaela Kuthanová voit comme un des grands thèmes de ce roman le temps qui passe :
« Ladislav Fuks lui-même a caractérisé ce roman comme étant un récit de science-fiction historique, un oxymore qui caractérise cependant assez bien cette œuvre admirable. Ce roman, ainsi que les livres de Milan Kundera, sont considérés comme les œuvres qui inaugurent la période du postmodernisme dans la littérature tchèque. Le dernier roman de Ladislav Fuks est sorti dans l’année de son soixantième anniversaire, et je dirais qu’il s’agit d’une sorte de testament littéraire. On estime en général que le personnage principal du livre, la duchesse Sophie, est l’alter-ego de l’auteur. Ils ont en commun l’intérêt pour beaucoup de choses, ils aiment la littérature, les arts plastiques, la musique et il y a aussi une forte ressemblance entre leurs modes de vie. »
L’histoire est située à Vienne de la fin du XIXe siècle dans une société aristocratique mais en même temps il y a une présence non négligeable de la classe moyenne représentée entre autres par la cuisinière de la duchesse. Michaela Kuthanová remarque que ce personnage est d’origine tchèque et ressemble beaucoup à la célèbre cuisinière et écrivaine du XIXe siècle Magdalena Dobromila Rettigová.
Cette façon de mélanger la fiction et la réalité est typique pour la méthode littéraire de Ladislav Fuks. Ce roman qui se déroule sur fond de déclin de la monarchie autrichienne, est qualifié parfois de travesti littéraire parce que son auteur se cache dans ses personnages. Mais le livre peut être considéré aussi comme une grande métaphore, comme une confrontation des deux thèmes chers à Ladislav Fuks qui sont la fugacité de l’existence humaine et la recherche du sens de la vie.
Un certain sens de l’humour
LIRE & ECOUTER
Vers la fin de sa vie Ladislav Fuks cherche à retoucher l’image de lui-même qu’il laissera à la postérité. Il écrit des mémoires dans lesquels il évite d’évoquer les étapes problématiques de son existence, et avant de léguer ses archives au Musée de la littérature, il détruit tous les documents qu’il juge compromettants ou qui concernent sa vie intime. Il désire sans doute rester ce personnage opaque et secret qui joue à cache-cache avec ses lecteurs. Michaela Kuthanová apprécie surtout un important aspect de son œuvre :
« Ladislav Fuks est en général perçu comme un auteur des livres pleins d’une atmosphère sombre et de motifs morbides qui donnent le frisson. Mais je dois dire que son style recherché, son intelligence et son art de manier dans ses textes les éléments grotesques, c’est-à-dire de mélanger le tragique et le comique, donnent à ses œuvres un certain humour que j’apprécie beaucoup. Je considère les livres comme Les souris de Nathalie Mooshaber ou certains de ses contes comme des textes extrêmement drôles et divertissants. »