L’affaire Hilsner et Masaryk

Leopold Hilsner et le lieu du meurtre d'Anežka Hrůzová, photo: Archives de Klub za starou Prahu
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L’affaire Hilsner est souvent considérée comme l’affaire Dreyfus tchèque. Un Juif, Leopold Hilsner est accusé en 1899 du meurtre rituel d’une jeune catholique. Et ce n’est pas Emile Zola qui vient à la rescousse, mais Tomáš Garrigue Masaryk, le futur président tchécoslovaque, qui dénonce les irrégularités de l’enquête et du procès dans un climat d’attaques judéophobes. L’historien Alain Soubigou était récemment à Polná, le village de Vysočina où l’affaire a débuté, pour discuter du rôle de Masaryk. En chemin, il est passé par les studios de Radio Prague pour apporter une lumière historique sur l’affaire Hilsner.

Leopold Hilsner, un « monsieur qui n’a pas tous ses moyens »

Le portrait supposé d’Anežka Hrůzová | Photo: public domain
Tout commence avec un meurtre, celui d’Anežka Hrůzová, qui disparaît d’un village près de Jihlava le 29 mars 1899. Quelles sont les circonstances de ce meurtre ?

« Au tout début, une enquête très mal menée saccage les preuves possibles. Par exemple, le piétinement de la zone empêche de voir tout de suite que le corps a été déplacé d’au moins trois cents mètres, ce qui veut dire que les personnes qui l’ont déplacé ont la force physique pour le faire. Bref, une enquête très mal menée qui se traduit très rapidement en quelques semaines par l’accusation d’un Juif, un certain Hilsner, traduit devant un tribunal et de manière expéditive, en moins de six mois, condamné à mort. »

Qui est ce Leopold Hilsner, ce vagabond aperçu non loin du lieu du meurtre et qui va en être accusé ?

« Au physique et au mental, c’est un simple d’esprit quasiment rachitique, très faible physiquement, incapable de tirer quelque corps que ce soit. Donc, si jamais, ce qui n’a jamais été démontré, il avait été impliqué dans cette affaire, il n’était pas tout seul. Simple d’esprit, cela veut dire qu’il a beaucoup de mal à s’exprimer, à défendre un point de vue. Il peut dire une chose puis son contraire. C’est un monsieur qui n’a pas tous ses moyens. »

Parce qu’il va jusqu’à reconnaître, sous peut-être une pression psychologique, qu’il a commis ce meurtre, avant de se rétracter, tout en accusant d’autres personnes qui auront un alibi…

Leopold Hilsner
« Ses pseudo-aveux, puis une dénégation, puis de nouveaux aveux, puis à nouveau une dénégation… Il y en a eu trois ou quatre à la suite. C’est dans une ambiance de faiblesse mentale, de faiblesse psychologique qui lui interdit de dire quelque chose de cohérent. Et en effet, la pression des policiers qui l’interroge, de manière absolument pas scientifique, pas de manière rigoureuse, méthodique, fait qu’il dit à peu près tout et son contraire en quelques semaines. »

Vous l’avez dit, Leopold Hilsner est condamné à mort. Mais il va être gracié. Que se passe-t-il pour lui après l’affaire ?

« Il y a eu tout un processus. Il est jugé une première fois dans une ville qui en allemand s’appelait Kutenberg, Kutná Hora de nos jours, et il est condamné à mort. Intervient Masaryk qui provoque un deuxième procès qui cette fois se déroule dans un endroit ‘dépaysé’ comme on dit en français, c’est-à-dire loin du lieu de la commission du meurtre. C’est à Písek, dans le sud-ouest de la Bohême, qu’il est rejugé devant un autre tribunal et à nouveau Hilsner est condamné à mort. Finalement, il est gracié par François-Joseph en 1901 et il purge sa peine jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. En 1918, le successeur de François-Joseph, l’empereur Charles, le libère parce qu’à vrai dire, le pauvre homme n’était pas vraiment dangereux. »

Crime rituel et judéophobie

Cette affaire a été très médiatisée. Hilsner est juif et alors on parle très rapidement d’un crime rituel. Pourquoi on parle de cela et qu’est-ce que cela signifie ?

Le dessin antisémite du meurtre d’Anežka Hrůzová | Source: Archives de Klub za starou Prahu
« La victime est catholique. Le supposé meurtrier est juif et immédiatement des journaux catholiques inventent ou ressortent la théorie du meurtre rituel, dont on avait quelques exemples en Allemagne, en Pologne et dans l’espace centre-européen. Le meurtre rituel, ce serait pour la Pâque juive le besoin supposé de sang chrétien pour les Juifs et ce serait en fait la perpétuation de la trahison par Judas de Jésus, qui est colportée de siècle en siècle, de génération en génération jusqu’au début du XXe siècle. Voilà ce qui ressort de cette affaire. Ce sont des milieux très catholiques qui interviennent dans la lecture, l’interprétation qui est donnée à ce meurtre. »

Vous parlez donc d’expressions d’antijudaïsme comme il en existait en Europe depuis de nombreux siècles. Mais c’est aussi une période où apparaît l’antisémitisme. Comment cette affaire fait-elle écho à l’apparition de milieux antisémites ?

« L’antijudaïsme était un sentiment partagé par beaucoup de chrétiens et pas seulement des catholiques. Rappelons que Luther a eu quelques phrases malheureuses. C’est l’antijudaïsme traditionnel tel qu’il existait depuis une vingtaine de siècles à la suite de Judas. Ce qui apparaît précisément dans les années 1890, et pas que dans l’espace de la Bohême et de la Moravie, c’est l’antisémitisme, qui est un dérivé d’un usage abusif des idées de Darwin. Un néo-darwinisme construit la théorie de la différence des races et les Juifs seraient une race inférieure à caractère pathologique. Ce serait des espèces de microbes qui infecteraient la société et il faudrait donc les écarter. Il y a donc quelque chose qui se surajoute dans les années 1890 avec un vernis pseudo-scientifique qui vise à écarter les Juifs. La question est posée : est-ce que l’affaire Hilsner entre dans ce cadre ? »

Et alors est-ce le cas ? Donne-t-elle l’occasion à des personnes de manifester ce genre d’opinions ?

« Soyons clair : c’est très nettement une affaire antijudaïque ou judéophobe à l’encontre de Hilsner. Peut-on parler à juste titre, de manière tout à fait scientifique, d’antisémitisme ? Cela mérite discussion. Il y a eu des relents à caractère antisémite qui sont apparus au fil de l’affaire. Elle ne l’était pas d’emblée. Ce sont des interprétations, des réinterprétations. Attention à ne pas plaquer rétrospectivement un concept qui est inventé bien plus tard scientifiquement. C’est un épisode qui survient bien avant les massacres et les génocides d’Auschwitz et de la Seconde Guerre mondiale. »

Affaire Hilsner, affaire Dreyfus

Avec cette affaire Hilsner, on ne peut pas s’empêcher de penser à l’affaire Dreyfus. Quels sont les parallèles qu’on peut faire entre ces deux affaires ? Quelles sont aussi les différences qu’on peut observer entre elles ?

« Dans l’affaire Dreyfus, il y a plus nettement que dans l’affaire Hilsner une composante antisémite au sens où on vient de le définir. En effet, Dreyfus est perçu, dans une partie de l’armée, dans une partie de la société française, comme un traître, comme un élément extérieur à la société française, susceptible de faire perdre la France dans son but qui est à l’époque la récupération de l’Alsace-Lorraine. Là, on peut parler d’antisémitisme. L’autre point de proximité, même s’il y a quand même des différences, c’est l’engagement de deux grands personnages, Zola dans l’affaire Dreyfus avec ‘J’accuse’ en 1898, et puis Tomáš Masaryk, qui s’engage aux côtés de Hilsner contre la réputation de praticien de meurtre rituel porté contre lui. C’est le courage de deux intellectuels qui s’élèvent contre la foule pour dire ce qui leur paraît être la vérité. »

En Bohême, parmi les gens qui s’intéressent à cette affaire Hilsner, fait-on référence également à l’affaire qui divise la France à ce moment-là ?

La caricature qui représente la ressemblance de l'affaire Hilsner et Dreyfus,  1900
« Il y a une dissymétrie totale. Les acteurs de l’affaire Hilsner, pour ou contre Hilsner, font référence à l’affaire Dreyfus. Inversement, en France, pas grand monde n’a entendu parler de l’affaire Hilsner. Reconnaissons-le, Masaryk est jeune. Il est né en 1850, il n’a pas cinquante ans. Il n’est pas encore bien connu. L’affaire Hilsner n’est pas vraiment venue à l’oreille des Européens de l’Ouest et en France non plus. Je pense tout simplement que Zola n’a jamais entendu parler de Masaryk, tandis que Masaryk, inversement, non seulement il en a entendu parler, il était un grand lecteur, mais aussi un grand essayiste, plus que cela un critique du naturalisme de Zola. »

L’engagement de Masaryk

En 1899, Tomáš Masaryk est professeur à l’Université Charles et en septembre il va demander à ce que Hislner fasse l’objet d’un nouveau jugement. Pourquoi s’implique-t-il dans cette affaire ?

« Au départ, ce sont ses étudiants, comme souvent, qui attirent son attention sur les bizarreries, les anomalies de la procédure policière puis judiciaire de l’affaire Hilsner. Il se rend à Polná dans l’est de la Bohême, secrètement, clandestinement, sous un pseudonyme, et il mène une contre-enquête qui l’amène à se dire qu’il n’est pas possible que Hilsner ait pu commettre tout seul ce crime, qu’il ait pu traîner un corps sur 300 mètres, qu’il ne pouvait pas être tout seul si c’est lui qui a fait cela. Au-delà, il commence à lancer le procès du meurtre rituel comme un mythe inventé contre les Juifs. Il écrit un livre sur la nécessité de revoir le procès dit de l’affaire de Polná, autrement dit de l’affaire Hilsner pour purger cette affaire malsaine de soi-disant meurtre rituel. »

Masaryk voit-il là une occasion de se faire connaître ou est-ce avant tout au nom de valeurs qu’il peut défendre qu’il décide de s’impliquer ?

« Il y a certaines valeurs, notamment le leitmotiv de toute sa carrière, la vérité. ‘Pravda vítězí’ (‘la Vérité vaincra’), il reprend la fameuse phrase de Jan Hus sur le bûcher en 1415. Pour ce qui est de la quête de la notoriété, Masaryk est déjà suffisamment impopulaire chez les Tchèques, notamment après l’affaire des manuscrits où il a ruiné la célébrité de pseudo-manuscrits qui seraient censés montrer la supériorité de la culture tchèque sur la culture allemande. A cette occasion, tous les nationalistes tchèques lui sont tombés dessus et il a été très fortement critiqué. Donc l’affaire Hilsner ne lui a rien rapporté bien au contraire. Il a subi une couche supplémentaire de malhonnêteté intellectuelle d’abord, d’impopularité ensuite. »

Comment mène-t-il campagne en faveur de Hilsner ou en tout cas en faveur d’une révision du procès ?

Le texte de Tomáš Masaryk sur l'affaire Hilsner
« Il y a toute la partie administrative, il monte le dossier juridique pour faire revoir le procès. Mais surtout il anime une campagne avec ses moyens habituels, d’abord des articles dans sa revue ‘Naše doba’ (‘Notre époque’) et puis il publie un petit libelle qui dénonce les maladresses de l’enquête policière, les injustices de la procédure judiciaire. C’est par ce biais-là, surtout la presse écrite, c’était l’époque, c’est comme cela qu’il a agité et qu’il a fait se poser des questions à tous ceux qui étaient en mesure de décider dans cette affaire. »

Vous l’avez dit, Masaryk était un critique du naturalisme de Zola. Comment Masaryk voyait-il Zola ?

« Masaryk s’est toujours intéressé aux arts et aux écrivains comme porteurs d’une identité culturelle et nationale. Il s’est donc interrogé sur le sens de l’apparition du naturalisme de Zola dans la littérature française. Et il en tire une conclusion assez critique, à savoir qu’il n’aimait guère, pour ne pas dire qu’il détestait ce que Masaryk considérait comme une vision pessimiste de l’homme dans le naturalisme, et cet espèce de déterminisme dont lui-même par sa carrière était presque un contre-exemple. Né de parents plus que modestes, il était devenu un grand personnage de l’Empire, et puis plus tard, après 1918, fondateur de la Tchécoslovaquie. Il s’élève contre l’idée du déterminisme, contre le naturalisme qui dépeint les humains comme chargés de sentiments bas. C’est une vision de l’homme qu’il récuse.

Ce qui est curieux, c’est qu’il écrit en 1896, deux ans avant l’affaire Dreyfus, trois ans avant l’affaire Hilsner, un long réquisitoire de soixante-dix pages, publié dans ‘Naše doba’, à charge contre le naturalisme de Zola. Or, tous ses articles de critique littéraire sont republiés bien plus tard en 1934 par les soins de son secrétaire littéraire de l’époque et il prend bien garde d’écarter ces soixante-dix pages contre Zola parce que dans l’intervalle il y a eu, un peu l’affaire Hilsner, mais surtout l’affaire Dreyfus, qui a montré de Zola un autre visage. Il a donc souhaité épargner l’homme alors qu’il avait des doutes sur l’écrivain. »

Vous êtes un biographe de Tomáš Garrigue Masaryk. Comment cette affaire Hilsner va-t-elle le suivre ensuite durant sa carrière ?

Le lieu du meurtre d'Anežka Hrůzová,  photo: Archives de Klub za starou Prahu
« Il y a deux conséquences pour Masaryk de l’affaire Hilsner. La première, c’est une détestation encore approfondie, et notamment de la part des milieux catholiques traditionnels, qui, à partir de 1905-1906, font courir le bruit, puisqu’il défend un Juif, que le père de Masaryk serait un Juif. On évoque même un nom à ce moment-là, un certain Nathan Redlich, qui était un grand propriétaire foncier au milieu du XIXe siècle dans la région de sa naissance, dans la région de Hodonín.

La deuxième conséquence, c’est que, inversement, une fois qu’il a fondé la République tchécoslovaque en 1918, les Juifs du monde entier ont vu en lui un protecteur des Juifs. Et il est vrai que, d’abord sur le plan constitutionnel et légal, la Tchécoslovaquie de Masaryk protégeait les Juifs, et, d’autre part, les Juifs dans les années 1930, en difficulté face à la montée du nazisme à partir de 1933, ont vu dans la Tchécoslovaquie de Masaryk un pays refuge. C’est ainsi que Thomas Mann, Einstein et beaucoup d’autres sont venus se réfugier à Prague dans la deuxième moitié des années 1930. »