L'après août 1968 : parcours d'intellectuels
Nous célèbrons, le 21 août prochain, le 37ème anniversaire de l'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie. Cette action brutale met alors fin à une tentative poussée de réforme au sein du Parti. Elle conclut également le travail de libéralisation opéré par les intellectuels et les artistes tchèques depuis 1963. Que deviennent ces piliers du changement après la normalisation ? Retour sur des parcours variés d'intellectuels...
Paru en 1984, "l'Insoutenable légèreté de l'Ëtre", de Milan Kundera, fournit un éloquent regard rétrospectif sur ces journées de fièvre d'août 68. Et sur les stratégies les plus subtiles de résistance, comme ces filles, qui, à Prague, savent pratiquer le supplice de Tentale. Elles se montrent, face aux soldats fatigués, en jupe hyper courte et dans des attitudes provocantes pour mieux les démoraliser.
On se bat avec les armes qu'on a ! Lors de l'incursion des chars sur le territoire tchécoslovaque, le président Svoboda a laissé l'armée dans les casernes. Les Tchèques optent donc pour une guerre psychologique : on gêne l'avancée des chars ou on détourne les panneaux d'orientation. On inscrit, sur les murs, des slogans hostiles aux Soviétiques. Et puis l'on parlemente aussi avec des soldats parfois déboussolés. La radio passe à la clandestinité, grâce au savoir-faire de techniciens rodés à la débrouillardise.
La résistance est d'abord le fruit d'un éveil progressif de la société dès 1963 par les intellectuels et les artistes dans et hors du Parti. Son opiniâtreté pousse Brejnev à parapher les accords de Moscou le 26 août 1968. Mais le statu quo est un leurre. Avril 1969 voit la nomination, à la tête du Comité central, du Slovaque Gustav Husak, apparatchik pur jus. L'heure est à la normalisation.Que deviennent les intellectuels, piliers et moteurs de la révolution silencieuse des années 60 ? Leurs parcours sont aussi variés que leurs personnalités. Mais leurs trajectoires témoignent toutes du grand chamboulement occasionné par le 21 août 1968. Une page est tournée.
Pour tous ? Peut-être pas. Ainsi, l'action de Vaclav Havel durant les années 70 témoigne d'un fil qu'il n'a pas rompu avec les années 60. Car Havel n'a pas attendu la Charte 77 pour s'engager dans le combat politique. Ses débuts remontent à l'année 65 et surtout 67, lorsqu'il prononce un discours remarqué au Congrès des Ecrivains. Il incarne alors une partie minoritaire au sein des opposants au régime. Jeune, n'appartentant pas au Parti, il suggère des actions concrètes et à petite échelle plutôt que de vains débats idéologiques. Après la normalisation, son action se veut tout aussi pragmatique : légalisme et appui derrière les accords d'Helsinki, signés par l'URSS en 1975 et dont une clause évoque les droits de l'Homme.
Annoncée le 6 janvier 1977, la Charte 77 compte 241 signatures, parmi lesquelles émergent trois représentants : Vaclav Havel, le philosophe catholique Jan Patocka et Jiri Hajek, ministre des Affaires étrangères en 1968, exclu du Parti. Les autorités réagissent par une répression brutale et tentent de décapiter le mouvement : de nombreux signataires sont chassés de leurs emplois. Le 13 mars 1977, Jan Patocka meurt lors d'un interrogatoire. En 1979, Vaclav Havel est condamné à 4 ans et demi de prison. En dépit de la terreur, la Charte compte, en 1980, 1 065 signataires.
Mais la dissidence prit aussi la forme du samizdat ou publication clandestine. Membre de l'Union des Ecrivains avant 1969, Ludvik Vaculik est l'une des grandes figures du Printemps de Prague. Son intransigeance s'était exprimée lors de la rédaction des "2000 mots", qui, en pleine invasion soviétique, appelaient ses concitoyens à la révolte ouverte contre les troupes d'occupation. Après la normalisation, il fonde les éditions de la Serrure (Petlice), qui publient, de 1973 à 1987, pas moins de 367 titres. A quoi il faut encore ajouter la centaine de recueils diffusés, tout aussi clandestinement, par Kvart, créée par le poète Jan Vladislav. Stratégie de l'invisible, les samizdat étaient tapés à la machine et diffusés auprès de lecteurs qui en faisaient de nouveaux tirages. Au total, les samizdat ont permis à une véritable opposition silencieuse de se développer en ces années de plomb.
Et puis il y a la catégorie des exilés, qui s'échelonne dans le temps. L'écrivain Josef Skvorecky émigre à Toronto au Canada. De son exil, il maintient une forme concrète d'engagement par le biais de sa maison d'édition, les "68 publishers", qui édite des livres d'écrivains tchèques interdits dans leur pays. Milan Kundera, lui, quitte la Tchécoslovaquie en 1975 et s'installe en France. Ancien membre de l'Union des Ecrivains, il y fit partie des porte-paroles virulents de la rupture avec le Parti lors du Congrès de 1967. C'est sur la pression d'amis français, comme Claude Gallimard, qu'il se décide à l'exil.
Face à l'exil d'ailleurs, les intellectuels tchèques prennent un nouveau départ, avec, dès le début, un dilemne crucial pour un écrivain : celui de la langue. Kundera disait à propos de Vera Linhartova, installée, comme lui, en France : "Quand Linhartova écrit en français, est-elle encore un écrivain tchèque ? Non. Devient-elle un écrivain français ? Non plus. Elle est ailleurs.". Linhartova le dit elle-même : "L'écrivain n'est pas prisonnier d'une seule langue". Peut-être pourrions-nous encore évoquer une forme particulière d'exil : celle de l'écrivain Vaclav Jamek, qui ne quitta jamais la Tchécoslovaquie. A la place, il choisit l'exil intérieur, à travers la langue et la culture françaises. Une stratégie de défense individuelle comme une autre.
D'autres figures du Printemps prirent, quant à elles, une toute autre direction. Ainsi, Radovan Richta, qui, pour conserver son poste à la tête de l'Institut de philosophie, n'hésita pas à sacrifier ses collègues. Une application particulière du "socialisme à visage humain", une expression de son invention ! Outre une rupture importante, la normalisation a aussi été ce formidable révélateur des personnalités.