Le malentendu

Roger Garaudy
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Nous sommes déjà revenus, dans nos Chapitres, sur les années 60 en Tchécoslovaquie, trop souvent résumées par la formule lyrique du "Printemps de Prague". Un autre phénomène, peut-être plus significatif, est passé totalement inaperçu au sein de l'opinion française : le renouveau culturel de ces années, qui opère un retour des Tchèques dans la sphère intellectuelle occidentale. Mais comment s'en étonner ? Le paysage politique et intellectuel français pêche alors par un manque total de perspicacité et de lucidité. Histoire d'un malentendu sur les pas de Pierre Grémion, historien et auteur du très instructif "Paris-Prague"...

La statue de Staline à Letna
En 1960, la statue de Staline à Letna est déboulonnée. Le régime conservateur de Novotny voit, malgré lui, la période stalinienne se fissurer dans la pierre.

Symbole important des temps nouveaux, le Colloque Kafka se tient à Prague en 1963 et réhabilite l'écrivain, dénigré auparavant comme "décadent" et "bourgeois". Venu dans la capitale tchèque, Roger Garaudy écrit, pour les "Lettres Françaises", un article au titre promis à la célébrité : "Kafka et le printemps de Prague". En voici un extrait : " Le marxisme est la plus grande force spirituelle de notre temps. L'hommage de Prague à Kafka est l'hirondelle annonciatrice d'un nouveau printemps".

Etrange paradoxe d'une formule désignant communément le mouvement de libéralisation de la Tchécoslovaquie et faisant, à l'origine, allusion à un "nouveau marxisme"...

Passe que, rétrospectivement, Garaudy n'apparaisse pas comme une figure intellectuelle de toute honnêteté - il passera du communisme au catholicisme fervent, puis à l'Islam, avant d'arriver au négationisme.

Roger Garaudy
La formule du "Printemps de Prague" concentre pourtant bien, au-delà de la personne de Garaudy, l'incompréhension du renouveau de la société tchécoslovaque par les intellectuels français. Certes, Le Monde analyse les événements politiques à partir de juin 1967, lors de la rupture entre les réformistes et le pouvoir.

Mais rien sur l'évolution de la société de 1963 à 1968. Durant ces années - et c'est le plus significatif - la Tchécoslovaquie revient pourtant à ses traditions nationales par le biais d'un intense dynamisme culturel. Jusqu'en 1965, aucune revue n'évoque la renaissance culturelle tchécoslovaque, mis-à-part "l'Esprit". Au niveau universitaire, l'étude de Remi Gueyt, la "Mutation tchécoslovaque", fait figure d'exception. Mais c'est surtout "Tchécoslovaquie", le livre que le journaliste Pierre Philippe rédige de retour d'un séjour à Prague en 1968, qui représenta le témoignage le plus complet. Il évoque les scènes des théâtres et des cabarets, ces jeunes aux cheveux longs, la guitare sur le dos... Bref, une Tchécoslovaquie à mille lieux du marxisme-léninisme.

Alors, pourquoi un tel aveuglement des intellectuels et en particulier de la gauche française face au renouveau tchécoslovaque ?

Les raisons sont multiples. Peut-être faut-il, d'abord, invoquer une tendance française à juger les problèmes de l'étranger à travers ses propres représentations.

La notion mythique, pour la gauche, de l'auto-gestion ouvrière en fournit un parfait exemple. A partir d'avril 1968, quelques embryons de cellules ouvrières apparaissent en Tchécoslovaquie. Il n'en faut pas plus pour que les formations d'extrême-gauche, en France, en fassent un modèle à suivre. Plutôt déroutant, quand on sait le peu de poids que les ouvriers tchèques jouèrent dans les événements de 1968.

De même, on a souvent comparé le mai 68 parisien au 1968 du printemps de Prague. Si le rôle des étudiants est un point commun, il est bien le seul. A la Sorbonne ou à Nanterre, on fustige le capitalisme et on prône une révolution de type trotskiste ou maoïste. A Prague, on fustige les chars soviétiques et on n'aspire qu'au retour de la démocratie. Le malentendu est de taille !

Au niveau politique, la gauche française semble jouer l'autruche. En 1967, François Mitterrand se rend à Prague en compagnie de Claude Estier, journaliste au Nouvel observateur. Il y rencontre le président Antonin Novotny. Estier rédigera un article dans lequel il reprendra la réflexion de Mitterrand : " Antonin Novotny préside depuis 10 ans aux destinées de son pays. Entouré d'une nouvelle génération de responsables dynamiques et ouverts, il l'a fait évoluer politiquement et transformé économiquement".

Evoquer l'équipe "ouverte" de Novotny en juin 1967, soit trois mois après la rupture entre les réformistes et le pouvoir et une reprise en main de celui-ci, ce n'est plus de l'incompréhension mais de l'aveuglement !

Après l'été des chars et la normalisation, la gauche française adopte une autre stratégie : celle du silence. C'est le prix à payer, pour le Parti socialiste, pour son alliance avec le Parti communiste dans le cadre du programme commun, de 1972 à 1978. Rappelons que le PCF est alors l'un des partis communistes les plus soviétisés d'Europe. Il ressemble, d'ailleurs en cela, comme un frère à son homologue tchécoslovaque, le PCT. Les dirigeants du PCF exècrent Dubcek et voient en lui le danger d'une social-démocratie qui s'imposerait de Paris à Prague.

Il faudra attendre la Charte 77 pour que les choses changent. Devant l'évidence des faits, il n'est plus possible de se taire. Depuis 1975, les dissidents tchécoslovaques peuvent s'appuyer sur un texte légal signé par l'URSS : l'Acte d'Helsinki, dont l'une des clauses évoque le respect des droits de l'homme. Pierre Grémion illustre le changement de manière éloquente : "L'année 1977 est aux valeurs intellectuelles (françaises) ce qu'une dévaluation est aux valeurs financières : un réajustement vis-à-vis de l'étranger autorisant une évaluation plus réaliste de la monnaie".

Depuis la chute du communisme, les contacts se sont rétablis entre la France et la République tchèque. Mais la connaissance de la seconde par la première est-elle toujours suffisante ?