Kytice, un bouquet qui ne se fane pas
Kytice - Le Bouquet, le recueil de poèmes de Karel Jaromír Erben paru en 1853 peut être considéré comme un des piliers de la poésie et de la littérature tchèques. En République tchèque, Kytice est un livre que presque tout le monde connaît, même parfois sans l'avoir lu. Comment expliquer cette popularité exceptionnelle d'un livre publié il y a plus de 150 ans, un livre qui ne cesse d'inspirer des artistes, des peintres, des musiciens, qui est adapté pour le théâtre et qui a été porté à l'écran ?
Récemment est sorti en France une traduction de ce livre majeur par l'écrivain et professeur à la Sorbonne, Xavier Galmiche. Cette édition bilingue est accompagnée d'illustrations de Jiří Hanibal. Xavier Galmiche a bien voulu présenter ce livre et sa traduction au micro de Radio Prague International.
Le monde des hommes et le monde des esprits
Commençons par présenter le livre que vous avez traduit. Quels sont les thèmes des poèmes épiques de ce recueil et pourquoi, à votre avis, ce livre est-il considéré comme une des œuvres fondamentales de la littérature tchèque ?
« Le recueil d’Erben se compose essentiellement de ce qu’on appelle des ballades populaires, lui-même les appelle des légendes. Il y a des thèmes du fond anthropologique, de la culture populaire, avec peut-être un fond indoeuropéen. Erben était intéressé d’un point de vue scientifique sur la question du folklore et en particulier du folklore comparé. Donc, il y a des histoires des rapports des hommes avec le monde des esprits, des monstres, des créatures fabuleuses. Il y a du vampirisme et il y a aussi des personnages qui sont assez emblématiques de ce qu’on peut appeler le folklore slave, comme l’ondin par exemple, le génie des eaux, ou peut-être même du folklore tchèque. La fée de midi (en tchèque, « polednice », ndlr) par exemple est quelque chose qu’on retrouve dans une sorte de culture globale. »
Les inspirations folkloriques et romantiques
Que pouvons-nous dire des inspirations de Karel Jaromír Erben et de la méthode littéraire qu'il a utilisée pour transformer ses inspirations en poèmes épiques ? Quels sont les aspects typiques de son style ?
« En ce qui concerne les inspirations, c’est un peu le fond du folklore européen. Il est très intéressé par le retour de certains motifs. Mais on peut citer des exemples de grands poètes allemands ou polonais qu’il a lus et qu’il a réadaptés. L’exemple le plus simple, c’est le poème qui est peut-être le plus connu de Kytice, les Chemises de noces, où Erben prend appui à la fois sur une très célèbre ballade de Bürger, qui était même chantée - on connaissait bien les versions musicales - à son tour imitée par le poète romantique polonais Mickiewicz. Donc Erben reprend.
Pour parler de sa méthode à lui, je pense qu’on peut parler d’un phénomène de compression. Il prend des thèmes qui ont été beaucoup délayés, c’est-à-dire sur lesquels les poètes ont beaucoup brodé, et il en tire des versions beaucoup plus étroites, plus courtes d’abord, et plus incisives. Il y a quelque chose de brutal et de pas très explicite dans la langue d’Erben, ce qui explique aussi la puissance de son vers. Et quant à la question du style, c’est un peu la même chose, je crois que c’est la recherche d’une très grande musicalité et surtout, à mon avis, d’une sorte de formule très rapide qui frappe comme finalement le destin frappe de façon très cruelle les personnages de ces histoires. »
Comment traduire l’intraduisible
Le caractère extrêmement lapidaire de cette poésie qui est en plus rimée et rythmée pose sans doute d'innombrables problèmes lors de la traduction dans une langue aussi différente qu'est le français. Quels sont les problèmes principaux que le traducteur doit affronter et quels aspects de cette poésie doivent être sacrifiés lorsqu'on la traduit du tchèque en français ?
« Ce n’est pas de loin le problème de la traduction de la poésie d’Erben, c’est un problème qu’on a toujours en traduisant de la poésie d’une langue slave en français ou dans une langue romane puisque les langues romanes sont plus bavardes en purs termes de volume de mots, on considère qu’il faut de 10 à 20 % de caractères en plus pour dire la même chose à cause des articles etc. C’est d’autant plus difficile avec Erben qui a visé la plus grande économie de moyens. Il recherche par exemple des vers monosyllabiques. Alors il n’y a pas trente-six solutions. Soit on fait ce qu’on appelle la traduction sémantique, c’est à dire on traduit tout ce qu’il y a au point de vue du sens et on aboutit à des vers qui sont très longs, ou bien on fait un choix, on sacrifie, comme vous l’avez dit, certains éléments sémantiques, et ça a été mon choix. Et effectivement, je me suis amusé parfois à repérer un peu les poèmes sur lesquels j’ai sacrifié le plus. Par exemple, dans le Saule, dans des vers qui peuvent contenir cinq ou six éléments sémantiques, parfois j’ai été forcé d’en sacrifier la moitié.
Quant à la rime, c’est bien sûr une question importante. C’est difficile de ne pas rechercher la rime dans la poésie du XIXe siècle qui est une poésie très régulière, qui a un idéal finalement de régularité de rimes. Donc j’ai cherché plutôt du côté des assonances. »
La première et la deuxième traduction de Kytice
Vous avez déjà publié une première traduction du Kytice en 2001 avec un collectif de jeunes traducteurs dans le cadre des travaux de l'Atelier de traduction littéraire de la section de tchèque à la Sorbonne. Pourquoi vous êtes-vous relancé dans ce travail vingt ans après et en quoi diffèrent la première et la seconde traduction ?
« Cette deuxième traduction a été initiée sur l’invitation de Jiří Hanibal qui est artiste et avait le projet d’illustrer une édition bilingue de Kytice. J’y ai répondu avec plaisir. C’était effectivement l’idée de revenir sur un travail que j’avais fait de façon expérimentale avec des étudiants que j’ai poussés à la traduction littéraire. Et au bout de quelques années de travail avec eux, on s’était retrouvé avec un volume qui a été publié en fait deux fois et qui était extraordinairement hétéroclite dans la façon de traduire. Je leur avais expliqué que je ne voulais pas imposer une façon de traduire mais qu’ils devaient choisir eux-mêmes les éléments qu’ils voulaient privilégier dans le texte, toujours sur cette idée qu’il faut choisir quand on passe du tchèque en français. Et donc j’ai essayé dans la reprise d’unifier tout simplement le ton avec des choses qui me paraissent très importantes, c’est-à-dire avec les recherches de la rythmicité et de la mélodicité, et puis de ce qui fait choc aux oreilles et à l’esprit du lecteur. »
Jiří Hanibal, un illustrateur qui n’hésite pas de choquer
Pour cette nouvelle traduction de Kytice, vous vous êtes associé donc, comme vous venez de dire, avec le peintre Jiří Hanibal qui a ajouté aux poèmes de nombreuses illustrations. Il est évident que l'illustrateur voulait apporter à l'œuvre d'un classique une dimension plus moderne, plus actuelle. A votre avis, qu'est-ce que ces illustrations apportent à ce livre ?
« De mon point de vue, elles constituent un nouveau chapitre du rapport très ancien des illustrateurs avec le texte d’Erben, puisque Jiří Hanibal a de très nombreux est prestigieux devanciers. On peut citer Jan Zrzavý, par exemple, mais j’aime beaucoup aussi les illustrations d’un peintre un peu oublié qui s’appelle Viktor Oliva. Je pense que chez Jiří Hanibal, c’est vraiment l’idée de donner à voir Kytice dans sa cruauté, qu’il pensait avoir été mal perçue par les illustrateurs précédents. Il faudrait mieux lui poser la question directement. Ce qu’on peut dire de ses illustrations, c’est qu’elles sont très choquantes. Elles ont choqué d’ailleurs un certain nombre de lecteurs. Je parlerais des illustrations néo-expressionnistes avec des motifs très forts, par exemple le mélange de motifs folkloriques sur les démons et de silhouettes qui font penser au folklore politique macabre du XXe siècle, avec en particulier une figure de nazi qui se promène dans les pages. Ce sont des personnages plutôt effrayants. C’est une version extrêmement noire de Kytice qui est faite au fusain et d’une technique avec un trait assez fort. Voilà ce que je peux dire.»
Voulez-vous lire pour nous maintenant un extrait d'un poème de votre choix pour donner un exemple de votre travail, peut-être pour mettre en appétit ceux qui aimeraient lire votre livre ?
« Je vais vous lire le début de la ballade qui s’appelle Vrba - Le Saule et qui raconte la frustration d’un mari. Sa frustration est telle qu’il va agir et causer finalement la mort de sa femme. J’aime beaucoup cette expression du désir …
LE SAULE
Assis matin à déjeuner
le seigneur s’est fort étonné :
« Ma dame, ma mie, ma commère,
qui a toujours été sincère,
bien sincère as toujours été -
mais une chose m’a caché.
De deux ans que sommes unis -
elle me cause grand souci.
Ma mie, femme que j’aime tant,
quand tu dors, qu’est-ce qui te prend ?
Ton corps le soir se couche en vie,
mais c’est un cadavre la nuit !
Tu dors sans bruit privée d’ouïe
et sans donner signe de vie.
Ton corps est froid comme la pierre,
comme s’il retombait en poussière.
Ton enfançon a beau pleurer
lui-même ne sait t’éveiller ! –
Ma femme bien-aimée, ma mie,
serait-ce donc la maladie ?
Si c’est un mal qui est la cause,
qu’un sage avis soigne la chose.
Il est tant d’herbes dans le pré,
une herbe saura te soigner.
Si les simples sont sans succès
le Mot, magique, aura effet. »