Le chef du gouvernement du protectorat Alois Elias a empoisonné des journalistes collaborationnistes

Alois Elias

Un autre mystère vient d'être levé sur Alois Elias, chef du premier gouvernement du protectorat de Bohême-Moravie. Le général Elias, que certains historiens surnomment « l'homme aux deux visages » et que le régime communiste a qualifié de collaborationniste, a non seulement maintenu les contacts avec la Résistance tchécoslovaque extérieure à Londres, mais aussi mené un combat personnel contre l'occupant. Au début de l'année 1942, le général Elias a recouru à un acte inhabituel : il a empoisonné des journalistes au service des nazis qui dénonçaient tous ceux qui étaient incommodes au régime d'occupation. Sa prétendue loyauté envers les nazis est documentée par le fait que le général Elias a été l'unique chef de gouvernement européen que les nazis ont placé, en juin 1942, devant un peloton d'exécution.

Diplômé de l'Ecole des hautes études techniques de Prague, Alois Elias a fait ses études également en France, à l'Ecole de Saint-Maixent et à l'Ecole militaire de Paris. Légionnaire en Russie et en France, il s'est distingué lors de la bataille de Verdun, dont le 90e anniversaire vient d'être commémoré. Après l'occupation de la Tchécoslovaquie, en 1939, Alois Elias est installé dans les fonctions de chef du gouvernement du protectorat. Il accepte ce poste après une longue hésitation et après que le président Edvard Benes, exilé à Londres, l'ait convaincu qu'il était dans l'intérêt de la nation de diriger ce cabinet. Sous couvert de soumission, Alois Elias a maintenu les contacts avec la résistance extérieure et soutenu activement la résistance clandestine intérieure. Après l'attentat contre le protecteur du Reich, Heydrich, réalisé par des résistants parachutés de Londres, Alois Elias est arrêté et condamné à mort pour crime de haute trahison.

En décembre dernier, on a appris que l'urne contenant les cendres du général Elias avait été retrouvée, soixante-trois ans plus tard, dans la famille d'un historien qui l'avait gardée cachée chez lui pendant plus de quarante ans. Un autre mystère sur Alois Elias a été dévoilé en début de semaine : Jaroslav Cvancara et Jan Uhlir, chercheurs à l'Institut d'histoire militaire, ont publié les résultats de leurs travaux longs de plusieurs années effectués dans les archives. Il en ressort qu'Alois Elias a empoisonné des journalistes tchèques qui collaboraient avec les nazis. Et ce n'est pas tout : avec le concours d'un médecin, Elias aurait préparé un plan détaillé d'empoisonnement du secrétaire d'Etat Karl Hermann Frank, un personnage honni.

Comment est-il possible d'en arriver à des affirmations aussi bouleversantes, plus de soixante ans plus tard ? Selon l'historien Jaroslav Cvancara, des indices sur l'action entreprise par Alois Elias et un docteur dont le nom reste inconnu existaient, mais désormais, on possède des preuves irréfutables : tout d'abord, le protocole d'autopsie du journaliste Karel Laznovsky, mort à la suite de l'empoisonnement. Ce n'est que tout récemment que la famille du médecin ayant pratiqué l'autopsie a donné son accord pour que le protocole soit publié. Pendant des dizaines d'années, elle a gardé dans le plus strict secret la participation du médecin à l'empoisonnement du journaliste. Puisque le thème reste sensible pour la famille aujourd'hui encore, elle refuse de révéler le nom du médecin, par crainte que l'opinion publique le condamne pour avoir donné du poison à un homme, explique l'historien Cvancara. D'après lui, le plan de l'action était le suivant: Alois Elias a acheté des sandwichs dans la fameuse épicerie pragoise U Lipperta. Son ami médecin y a injecté des bactéries de typhus, de tuberculose et des bacilles botuliques. Ces sandwichs empoisonnés, Alois Elias les a ensuite offerts aux journalistes dans son bureau à la présidence du gouvernement. Plusieurs d'entre eux ont eu des problèmes de santé. Un seul, Karel Laznovsky, a succombé à l'intoxication. L'empoisonnement du journaliste s'inscrivait dans un projet plus vaste d'élimination de provocateurs tchèques et de chefs nazis. Karel Laznovsky est mort peu de temps avant le principal acte de résistance tchèque : l'attentat contre le troisième homme du Reich, le protecteur Reinhard Heydrich.

Qu'est-ce qui a précédé l'acte inhabituel du général Elias ? A la fin d'août 1941, le gouvernement qu'il dirigeait s'est retrouvé sous une forte pression de collaborateurs nazis. Le rédacteur en chef de Ceské Slovo, Laznovsky, incitait le gouvernement à une collaboration ouverte : « Il faut passer à la vraie foi : plus nous appuierons le socialisme national allemand, plus nous pourrons compter sur une compréhension amicale. L'Allemagne victorieuse organisera sur des fondements nouveaux l'Europe centrale toute entière. » Laznovsky reprochait au gouvernement de n'avoir rien fait pour rehausser le prestige des journalistes et de ne pas avoir reconnu qu'ils étaient les seuls, de toute l'élite intellectuelle, à envisager positivement l'évolution d'alors. Après que des journalistes dirigés par Laznovsky aient commencé à dénoncer ouvertement les incommodes aux nazis, les limites de la patience du Premier ministre Alois Elias furent dépassées. Suite à une série de reproches toujours plus virulents, il donna son accord pour accueillir sept principaux rédacteurs en chef. A quatre d'entre eux, il servit des sandwichs empoisonnés. Elias estimait surtout nécessaire d'éliminer Karel Laznovsky et Emanuel Vajtauer. Pour dissimuler son acte, il a lui-même apporté les sandwichs dans le cabinet du médecin M.K. qui a injecté dedans les bactéries toxiques, choisies de sorte à ce que les journalistes ne meurent pas tout de suite après la visite, pour que le soupçon ne pèse pas sur Elias.

Un acte de courage ou de désespoir ? Quel regard porte-t-on aujourd'hui sur l'affaire de l'empoisonnement, tout à fait isolée dans l'histoire tchèque moderne ? Jan Kalous, de l'Office d'investigation des crimes du communisme, n'est pas d'accord avec l'objection selon laquelle le médecin M.K. a trahi le serment d'Hippocrate. « N'oubliez pas que la République était occupée par les troupes nazies, que la police secrète, la Gestapo liquidaient systématiquement l'élite culturelle et intellectuelle de la nation tchèque. L'action du Premier ministre Alois Elias et du médecin M.K. se range parmi les actes les plus courageux dans la lutte contre l'occupant, aussi extrême soit-il aux yeux de l'éthique médicale. » Et Tomas Sedlacek, vétéran de la Deuxième guerre, ajoute : « Comment voulez-vous mener un combat honnête contre un système aussi malhonnête que le nazisme ? »