Le cinéma militaire à la source de la nouvelle vague tchécoslovaque
Peut-on vraiment parler, pour les années 1960, de « miracle cinématographique » tchèque, comme l'a écrit par exemple le journaliste et critique de cinéma Antonín J. Liehm ? Ou existe-t-il des raisons plus rationnelles qui expliqueraient la formidable production de la nouvelle vague cinématographique tchécoslovaque ? Antonín J. Liehm a souligné le rôle prépondérant des studios Barrandov, construits dans les années 1930 par les frères Havel – père et oncle de l'ancien président –, et de leur société de production Lucerna film, comme structure de développement de la cinématographie tchécoslovaque. Mais au même moment, d'autres institutions, a priori moins attendues, ont aussi permis à de jeunes cinéastes de donner, à terme, ses lettres d'or au cinéma tchèque. C'est en effet ce que montre le travail d'Alice Lovejoy, une historienne du cinéma américaine, à travers son étude sur le « cinéma militaire tchécoslovaque », une structure de production cinématographique de l'armée tchécoslovaque.
« C'est l'histoire d’une expérimentation soutenue par l'Etat. C'est la question fondamentale du livre. Ça commence dans les années 1930 quand le cinéma militaire s'est établi. Il s'était établi après la Première guerre mondiale mais dans les années 1930, l'institution s'est agrandie et des relations fortes entre le cinéma militaire et l'avant-garde cinématographique et photographique se sont créées. Je commence donc avec Jiří Janíček, le chef du groupe de cinéma de l'armée. Il avait des relations fortes avec l'avant-garde, avec la théorie du cinéma internationale et il a essayé de créer un espace, une institution où les jeunes cinéastes auraient le soutien de l'Etat pour faire des expérimentations. L'argent de l'Etat, les ressources, le matériel fourni par l'Etat étaient utilisés pour faire de la propagande mais la propagande était quelque chose qui comprenait beaucoup de style, des effets esthétiques etc. »
Quels types de films étaient réalisés, sur quels types de sujets ?
« J'écris sur trois films : il s'agit de Naše armáda, Vojaci vrah, et V nový život. Ce sont des films qui ont été réalisés à la fin des années 1930 quand il y avait besoin de propagande pour l'Etat tchécoslovaque, au moment où la guerre se rapprochait. Ces trois films sont de la propagande de l'Etat mais en même temps, ce sont des films qui ont été faits par des gens qui travaillaient dans l'avant-garde, comme par exemple Jiří Lehovec, qui est un des cinéastes très connu de l'avant-garde des années 1930. Il travaillait pour l'armée à cette période et il a aidé Jiří Janíček à faire les deux premiers films. Et on peut donc voir les stratégies de l'avant-garde : des montages expérimentaux, des cadrages innovateurs. Et donc tout ce qu'on associe avec le cinéma d'avant-garde, on peut le voir dans ces films de propagande. »Après la Deuxième guerre mondiale, à partir de 1948, la Tchécoslovaquie se retrouve dans le bloc de l'Est. Que se passe-t-il dans ces studios de l'armée tchécoslovaque ?
« Bien sûr, les cinéastes n'ont pas travaillé pendant la guerre puisque l'armée a cessé d'exister en tant que telle, mais après la guerre, de 1945 à 1948, les mêmes personnes se sont retrouvées dans cette institution du cinéma militaire. En 1950, le studio a beaucoup changé. Alexis Čepička est devenu ministre de la Défense. C'est quelqu'un qui a aujourd'hui mauvaise réputation, notamment pour son engagement dans les procès politiques. Il avait épousé la fille de Klement Gottwald. Mais il avait une grande vision de la culture militaire. Il a fondé beaucoup d'institutions culturelles militaires : des bibliothèques, un opéra, des théâtres, et il a transformé le « cinéma de l'armée » en un vrai studio. Il a donné beaucoup de ressources financières et matérielles. Puis il a établi un programme dans lequel les cinéastes qui terminaient la Famu venaient faire leur service militaire dans Armádní film. Il y avait donc un lien très fort entre le cinéma nationalisé et Armádní film. Mais la différence importante était qu'Armádní film était la seule partie de la cinématographie tchécoslovaque d'après-guerre qui n'était pas une partie nationalisée, avec les films amateurs. Mais il est important de voir qu'il y avait une institution qui était autonome et qui avait en même temps beaucoup de ressources pour se développer et devenir ce que les responsables de cette institution voulaient que ça devienne. »Dans les années 1950, le régime se met en place avec la volonté de tout contrôler, de tout surveiller. Que se passe-t-il dans ces studios ?
« Pour moi ce qui est intéressant, c'est de regarder ce studio d'un point de vue pédagogique. Bien sûr, le studio a fait beaucoup de films d'instructions, des films qui introduisaient les nouvelles technologiques soviétiques, les techniques de combats. Mais à travers ces films, les jeunes cinéastes s’entraînaient. C'était une façon d'étudier le cinéma. Par exemple František Vláčil est un des plus grands cinéastes des années 1950 et 1960. Il n'a pas été un étudiant de la Famu mais il a travaillé pour Armádní film de 1950 à 1958. C'est donc là, dans l'armée, qu'il a fait ses premiers films et qu'il a appris à être réalisateur. C'est donc un bon exemple de la façon dont le studio a fonctionné de façon pédagogique. Il y avait deux sens pédagogiques : un pour les réalisateurs et l'autre pour les soldats. »A propos de František Vláčil, ce qui est intéressant, c'est que l'on retrouve beaucoup de jeunes réalisateurs de la nouvelle vague tchécoslovaque qui effectuent leur service militaire dans ces studios...
« Exactement. Dans les années 1960, on voit beaucoup de gens qui étaient éventuellement la nouvelle vague qui ont fait leur service militaire à Armádní film. Il s'agit par exemple de Jan Schmid, Pavel Juráček, Karel Vachek, Jiří Menzel, etc. On peut donc voir des expérimentations dans ces films. La plupart des films n'étaient pas distribués. Ils ont fait des courts-métrages, des films scientifiques, des journaux filmés, des films d'instructions. Il y avait aussi des films documentaires qui étaient distribués, et même des longs-métrages, comme Tanková brigáda, de 1955, et Konec srpna v hotelu Ozón, de Jan Schmid. Il y avait donc beaucoup de genres dans lesquels les réalisateurs travaillaient et c'est donc beaucoup plus diversifié que ce qu'on l'on pourrait penser. »Surtout, ces jeunes réalisateurs avaient finalement beaucoup plus de liberté que ce que l'on aurait pu imaginer au départ...
« Oui, c'est le sujet principal du livre. C'est une institution qui avait beaucoup d'argent, beaucoup de ressources et d'autonomie, et un endroit où les jeunes pouvaient se former. Mais ce n'est pas un hasard. C'était délibéré. Quand Janíček a fondé le premier studio militaire, il a pensé ces studios militaires comme un endroit où les jeunes cinéastes peuvent s’exercer et expérimenter. Son modèle était le mouvement documentaire anglais et John Grierson, qui était une figure immense dans l'histoire du documentaire mondial, et du documentaire canadien et britannique vraiment spécifique. »Rediffusion du 13/06/2012