« Le cosmos privé » de la documentariste Helena Třeštíková
« La banalité du quotidien est une chose extraordinaire », déclarait dans une récente émission culturelle de Radio Prague la réalisatrice française Anne Villacèque. Ces mots pourraient être ceux de la cinéaste tchèque Helena Třeštíková à qui nous consacrons la seconde partie de notre émission. Auteure de plus de cinquante documentaires, Helena Třeštíková, 62 ans, a sa spécialité : celle de suivre ses personnages sur une longue période, souvent pendant plusieurs dizaines d’années. C’est aussi le cas de la famille Kettner, une famille tchèque ordinaire que la réalisatrice connaît intimement et dont elle a filmé la vie de 1974 à 2011. Nous vous proposons de découvrir ce documentaire intitulé « Soukromý vesmír » (« Le cosmos privé »), ainsi que la méthode de travail d’Helena Třeštíková, une des meilleures documentaristes tchèques contemporaines.
Née en 1949 dans d’une famille pragoise instruite et cultivée, Helena Třeštíková a été attirée par les arts plastiques, le théâtre et le cinéma. L’histoire du film « Le cosmos privé » remonte à 1974, où Helena Třeštíková venait de terminer ses études à l’école supérieure de cinéma de Prague, la FAMU. Dans son premier court-métrage qui avait pour thème la maternité et la manière dont la naissance d’un enfant transforme la vie d’une femme, Helena Třeštíková filme son amie d’enfance, Jana, une jeune sociologue pragoise. Avec sa caméra, Helena Třeštíková suit l’accouchement du premier enfant de Jana, instant que la réalisatrice qualifiera, selon ses mots, comme l’« expérience cruciale » de sa vie de femme et de cinéaste. C’est, selon elle, cette expérience-là qui lui a donné l’envie de continuer de filmer cette famille. Helena Třeštíková :
« Comme la naissance de ce petit garçon, Honza, a motivé la poursuite du tournage, c’est donc lui qui s’est imposé comme le personnage central de ce futur film. J’avais le sentiment très fort que le film devait être sur lui, qu’on devait le voir grandir, voir s’il allait être heureux dans ce monde et ce qu’il allait faire de sa vie. »De 1974 à 2011, Helena Třeštíková a donc filmé la vie de la famille Kettner. Durant des années de tournage sur d’autres films, elle s’est occupée de ses propres enfants qui, lorsqu’ils sont devenus adultes, ont également collaboré à la préparation de ce documentaire.
En montant le film, la réalisatrice s’est appuyée sur les journaux intimes du père Petr Kettner, où celui-ci documentait, tout au long de ces quarante ans, avec simplicité et humour, le quotidien de sa famille, opposée à l’idéologie communiste mais non engagée et qui traverse avec son pays, tous les soubresauts de la fin du XXe siècle : le film propose de suivre, avec les Kettner, les naissances successives de Honza, de ses sœurs Anna et Eva et de les voir grandir dans une maison familiale près de Liberec, où la famille emménage à la suite de son départ de Prague. La répétition délibérée de certains événements, à savoir les rentrées scolaires, les célébrations des anniversaires de Honza, des Saint-Sylvestre, les vœux du nouvel an des présidents Gustáv Husák, Václav Havel et Václav Klaus, rythme le film, mais elle joue aussi un autre rôle, comme l’explique Helena Třeštíková :« Dans ce film, j’ai abordé plusieurs thèmes. Le premier, c’est la question de savoir à quel point nous nous identifions avec le milieu, l’univers dans lequel nous sommes nés. Ensuite, j’ai essayé de montrer, dans le film deux lignes importantes dans nos vies. La première ligne, horizontale, ce sont les certitudes, les constantes. La seconde ligne, verticale, incarne les incertitudes, les transformations. Ces deux lignes sont représentées, dans le film, par des images d’archives. » Effectivement, le quotidien familial des Kettner, Helena Třeštíková le replace dans le contexte historique, en utilisant abondamment des images de la télévision d’avant et d’après la chute du communisme, images consacrées notamment à deux sujets fétiches des médias, à savoir la carrière du chanteur populaire Karel Gott et la conquête spatiale.Et si, malgré toutes les difficultés de la vie dans la Tchécoslovaquie socialiste, malgré tous les malaises de la République tchèque démocratique et tous les problèmes qu’il leur a fallu surmonter dans la vie privée, Jana et Petr Kettner estiment être heureux au monde, leur fils Honza, lui, a mis beaucoup de temps à trouver son équilibre…
Dans le film, nous traversons, avec les parents, l’adolescence tumultueuse de leur aîné qui correspond aux premières années post-révolutionnaires du pays. Honza sympatise avec le mouvement anarchiste, abandonne ses études, expérimente les drogues. Dans les années 1990, il voyage dans le monde entier, ses retours à Liberec sont très rares et Helena Třeštíková hésite à poursuivre le tournage. Finalement, c’est le fils de la réalisatrice et caméraman Tomas qui retrouve Honza, alors installé au Pays Basque, et continue à le filmer. Honza semble trouver sa place dans la vie, aux côtés d’Edurna, sa compagne espagnole. Fumeur assidu de cannabis, qui représente pour lui son indépendance face à la société de consommation, Honza est finalement confronté aux excès de l’adolescence du fils d’Edurna qui ne sont pas sans rappeller sa propre jeunesse.Comment Helena Třeštíková est-elle arrivée à la réalisation de projets de longue haleine ? Elle se souvient :
« Au début, je ressentais le besoin instinctif de saisir le temps. Cet aspect était présent même dans mes films d’études. Par exemple à la FAMU, j’ai tourné un film sur un village qui avait été inondé suite à la construction d’un barrage. J’ai filmé, en l’espace d’un an je crois, tout le processus de destruction du village, la dernière prise de vue montrait juste la surface d’eau. J’ai ensuite tourné le film sur la maternité, là aussi le tournage a duré un an. Du coup, j’ai réalisé que le temps était un phénomène intéressant qui se prêtait très bien au cinéma, parce qu’il permettait de capter l’instant présent. En enchaînant ces ‘ici et maintenant’, on peut montrer une évolution. Mais ce n’est qu’environ six ans après avoir commencé à tourner la vie de la famille Kettner, lorsque j’ai commencé à filmer six autres familles dans le cadre du projet ‘Histoires de couple’ que je me suis mise à travailler systématiquement et consciemment de cette façon-là. »Rappelons que dans le cycle de documentaires « Histoires de couple », qui est donc le premier projet de longue durée d’Helena Třeštíková, la réalisatrice a filmé les débuts de la vie conjugale de six couples en 1980, pour frapper à nouveau à leurs portes en 2000. Comment faire face, dans ce type de travail, au risque qu’au fil des années, des événements importants survenus dans la vie des personnages échappent au réalisateur ? Helena Třeštíková :
« Effectivement, cela me tracasse en permanence. Un autre enjeu de ce type de travail, c’est que vous commencez quelque chose sans jamais savoir sur quoi cela peut aboutir. Les débuts sont à chaque fois très difficiles. Je commence de manière plus ou moins instinctive, mais sans avoir aucune certitude sur le résultat. »
« Après chaque journée de tournage, je fais une sorte de script, je note, je retranscris ce qui a été filmé. Je peux alors revenir à n’importe quel moment sur le matériel que je conserve aussi sur DVD (avant, c’étaient des cassettes vidéo). Je consulte ce matériel dès que j’ai l’impression qu’une étape a été franchie. En regardant ce que j’ai tourné, je réfléchis sur des situations que j’aimerais filmer prochainement. Mais le montage du film ne commence que quand on aura tout filmé, cela ne se fait jamais simultanément. » Helena Třeštíková continue à filmer les destins d’une vingtaine de personnages de ces précédents films, destins qui ne la laissent pas indifférente : elle apporte un soutien psychologique et matériel à René qui est à nouveau incarcéré et à Katka qui a replongé dans la drogue. En plus de cela, en 2012, Helena Třeštíková devrait achever, après seize ans de tournage, un nouveau documentaire sur le musicien et activiste rom Vojta Lavička.