Le féminisme tchèque et la journée internationale du droit des femmes

A l'occasion de la 101ème journée mondiale des droits de la femme, qui s'est déroulée le 8 mars dernier, nombreux sont les hommes tchèques à avoir offert des bouquets de fleurs à une ou plusieurs femmes de leur choix. Si ce geste reste sympathique, le sens de cette manifestation est pourtant tout autre. Il ne s'agit pas en effet de célébrer les femmes comme on le ferait pour les mères à l'occasion de la fête qui leur est consacrée. La journée du 8 mars a avant tout pour vocation de mettre en lumière, une fois dans l'année, les luttes féministes, c'est-à-dire les mouvements sociaux des femmes et des minorités sexuelles en faveur de leur émancipation et pour la conquête de leurs droits. En République tchèque, malgré la désuétude de cette journée liée à son histoire communiste, ces luttes continuent, qu'elles s'incarnent à travers la recherche scientifique et les Gender studies (« les études sur le genre ») ou grâce à l'action de diverses associations.

La journée internationale du droit de la femme, que les Tchèques désignent par l'acronyme de MDŽ pour Mezinárodní den žen, trouve son origine dans les mouvements socialistes révolutionnaires du début du XXème siècle. Pourtant, le léninisme considère les revendications féministes comme l’une des émanations de la bourgeoisie. C'est l'émancipation de la classe ouvrière qui est censée déboucher sur l'égalité entre hommes et femmes. Aussi, dans les Républiques populaires qui apparaissent en Europe centrale et de l'Est après la seconde guerre mondiale, cette journée se transforme. Elle ne célèbre plus les luttes féministes mais la femme socialiste. En pays tchèques, les femmes se voient offrir des œillets et des boîtes de chocolat et les célébrations du 8 mars constituent l’une des fêtes importantes du temps communiste. Aussi, à la chute du régime, cette journée est surprimée : elle n'évoque alors plus que les excès d'un passé désormais révolu et semble encore aujourd'hui souffrir de cette mauvaise image.

Marie Neudorflová
Réintroduite par le président de la République Václav Klaus en 2008, la question de la célébrer ou non se pose cependant pour les féministes tchèques. Elles craignent en effet que cette journée ne puisse retrouver son sens initial, celui de consacrer les luttes féministes, et d'être une simple célébration de la femme en tant que telle. Dans la presse tchèque de ce 8 mars, on trouvait ainsi plusieurs articles proposant d'aider les hommes à choisir les fleurs qu'ils envisageaient, peut-être, d'offrir. Marie Neudorflová, historienne à l'Institut Masaryk de l'Académie des sciences de République tchèque, pense, quant à elle, qu'il est important de célébrer cette journée internationale :

« Je pense que nous devrions célébrer cette journée. Les raisons en sont plutôt sérieuses, parce qu'il a fallu du temps pour que les droits acquis dont jouissent aujourd'hui les femmes, tels que le droit de vote, l'indemnité lors d'un congé de maternité, la journée de 8 heures... profitent à tous et à toutes. Ce processus a débuté au milieu du XIXème siècle et à la fin de celui-ci les femmes ont commencé à s'organiser en nombre. Elles ont pu former un parti au sein de l'Internationale socialiste qui a eu le mérite de mener une lutte intensive pour l'obtention des droits pour les femmes et l'amélioration de leurs conditions de vie. Lorsque la conférence de Copenhague a eu lieu, il y avait une réelle volonté de faire partager aux femmes un vrai sentiment de solidarité. »

Or, c'est ce sentiment de solidarité que cette journée devrait perpétuer. C'est lors de la conférence de Copenhague, en 1910, que se concrétise l'idée d'une journée de manifestation afin de promouvoir l'égalité entre les femmes et les hommes, l'acquisition du droit de vote ou encore de revendiquer des conditions de travail décentes. La première édition de cette journée a lieu l'année suivante ; un million de femmes manifestent alors dans plusieurs villes d'Europe. Les mouvements de femmes, tels que les suffragettes en Angleterre, puis les mouvements féministes vont alors mener des combats victorieux, qui vont notamment profiter aux femmes tchèques :

« Je dirais que si cette fête est d'inspiration socialiste, il convient de dire que beaucoup des droits des femmes étaient déjà effectifs sous la première République tchécoslovaque, et ce, grâce à l'action de Masaryk. Par certains côtés, les conditions des femmes tchèques étaient alors plutôt bonnes. Dans les faits, ces conditions se sont quelque peu détériorées sous le communisme. Cependant, en théorie, dans les années 1970, les pays de l'Ouest avait le sentiment que les femmes des pays communistes avaient plus d'avantages, plus d'acquis sociaux, avec plus de crèches et d'écoles ou encore des congés de maternité plus longs. Et le bloc capitaliste a alors commencé à concurrencer le bloc communiste sur ce point, et les femmes de l'Ouest ont réussi à acquérir de nouveaux droits. »

Cependant, la chute du régime communiste a introduit une nouvelle donne et le triomphe du capitalisme s'accorde désormais mal avec l'introduction de nouveaux droits. Pour Marie Neudorflová, c'est une raison supplémentaire de réhabiliter la journée du 8 mars :

« Quand il est devenu évident que les régimes communistes n'allaient pas survivre, le capitalisme a en quelque sorte commencé à serrer les vis et les tentatives pour acquérir de nouveaux droits n’ont plus abouti. Aussi, nous sommes aujourd'hui les témoins d'une espèce de retour dans un passé assez lointain : les femmes sont en train de perdre certains droits et doivent défendre les acquis sociaux obtenus par le passé. »

Jiřina Šiklová
La défense de ces droits ne doit pas non plus faire oublier que les femmes restent discriminées par rapport aux hommes, en République tchèque comme ailleurs. Pour la sociologue Jiřina Šiklová, le fait de redire cet état de faits ne peut être que positif :

« Je reconnais que pour les mouvements de femmes, cette journée est très importante. Chez nous, celle-ci a tellement été discréditée par le régime précédent que la plupart des gens ne la célèbrent pas. Mais c'est une bonne chose de se rappeler que les femmes sont toujours discriminées dans le monde ».

Née en 1935, Jiřina Šiklová est une féministe très importante. D'abord communiste, elle entre ensuite en dissidence et signe la Charte 77 ; elle passera d’ailleurs quelques années en prison. Au début des années 1990, elle est l'une des premières universitaires à introduire les Gender studies comme discipline scientifique en République tchèque. Les « études de genre », en français, naissent dans les milieux LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) américains et prolongent les études féministes en reposant la question des rapports entre les sexes et en ouvrant un débat sur les notions mêmes de sexe et de genre.

Ainsi pour Eric Fassin, un chercheur français reconnu qui travaille sur ces sujets et qui était présent à Prague récemment pour évoquer la question du genre, les Gender studies questionnent avant tout la norme et le rapport à la norme, c'est-à-dire le positionnement face à l'hétérosexualité et aux idéaux-types construits que sont les idées de femme et d'homme. C'est « le trouble dans le genre » du nom d'un ouvrage fondateur de la philosophe américaine Judith Butler. Il s'agit donc de déconstruire l'idée que les différences sexuelles sont de l'ordre du naturel. Jiřina Šiklová nous apporte quelques précisions :

Photo illustrative: Archives de Radio Prague
« Les Gender studies ne portent pas sur les différences biologiques, elles concernent l'étude du genre en tant que construction sociale. Elled concernent les attentes sociales, les stéréotypes auxquels les femmes et les hommes doivent s’identifier. Le genre est une catégorie sociale qui n'a que très peu à voir avec la biologie. »

En parallèle à ce champ universitaire qui prend de l'importance en République tchèque, des associations se battent dans une perspective plus liée au féminisme matérialiste, c'est-à-dire à un féminisme qui réclame des droits concrets en matière d'égalité homme-femme. Le Lobby féminin des femmes (Česká ženská lobby), lié au Lobby européen des femmes, rappelle que les discriminations et les violences faites aux femmes sont des scandales réels et très actuels. Selon une étude réalisée par l'Institut de sociologie de l’Académie des sciences de République tchèque, 38% des femmes tchèques avaient, en 2003, fait l'expérience de violence domestique sous une forme ou sous une autre.

Par ailleurs, selon Eurostat, l'organe chargé de l'information statistique de l'Union européenne, en 2010, à niveau de compétence égale et pour un même poste, les hommes bénéficiaient d'un salaire de près de 30% plus élevé que celui de leurs homologues femmes. Enfin, il y a très peu de femmes à la tête de grandes entreprises et elles sont rares en politique : sur 18 ministres, le gouvernement tchèque actuel compte seulement deux femmes ministres, et à des ministères peu exposés (le culture et les relations à la chambre des représentants). Alexandra Jachanová Doležalová, l'actuelle vice-présidente du Lobby féminin des femmes, revient sur ces discriminations et évoque le problème de celles qui sont faites aux hommes :

Ainsi, l'évolution des relations entre les sexes est également liée à une émancipation des hommes. Ceux-ci seraient en effet « dominés par leur domination » selon la formule du sociologue Pierre Bourdieu dans son livre ’La domination masculine’. En République tchèque, réhabiliter et redonner du sens à la journée du 8 mars, est donc un moyen de défendre les droits des femmes et de rappeler les discriminations dont elles peuvent souffrir.