Division des pays de Visegrad : « un bénéfice net pour Vladimir Poutine »
« Prague est devenue un symbole de la manière dont l'Europe centrale peut influencer l'agenda mondial. Le Forum GLOBSEC 2024 a montré que la région d'Europe centrale a non seulement beaucoup à offrir, mais qu'elle peut aussi être l'un des principaux acteurs de la prise de décision sur l'avenir du monde », a indiqué Róbert Vass, le président de GLOBSEC, dont la conférence annuelle s’est déroulée ce week-end dans la capitale tchèque. Plus de 180 intervenants en tout, dont plusieurs chefs d’État, chefs de gouvernement et ministres mais aussi représentants du monde des affaires et de la société civile. Parmi ces derniers figurait le dissident russe Vladimir Kara-Mourza, dont l’intervention a sans doute été la plus remarquée, un mois à peine après sa libération dans le cadre du plus grand échange de prisonniers depuis la guerre froide.
L’Ukraine était évidemment au cœur des débats et discussions pour l’édition 2024 de cette conférence qui se déroulait pour la première fois à Prague, un peu moins d’un an après la victoire électorale de Robert Fico à Bratislava. Camille Grand est le directeur du programme Défense au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR) et ancien secrétaire général adjoint de l’Otan jusqu’en 2022. Il a répondu aux questions de Radio Prague Int.
Dans quelle mesure est-ce symbolique que cette conférence ne soit plus organisée à Bratislava mais ici à Prague ?
« La conférence GLOBSEC fait partie des deux ou trois conférences majeures en Europe sur les questions de internationales et de sécurité et c'est certainement l'événement principal en Europe centrale. »
« Alors il y a toujours eu l'idée que c'était une conférence qui était faite pour l'ensemble de la région, mais c'est vrai que ça a toujours été à Bratislava donc c'est un changement et je comprends que c'est un changement d'un commun accord entre les organisateurs et le gouvernement slovaque, mais je trouve que c'est dommage pour le gouvernement slovaque d'avoir perdu cet outil d'influence et d'être d'ailleurs aussi peu représenté au GLOBSEC cette année. »
À l'heure où l'on parle, beaucoup de ministres des pays de la région, des chefs d'État et de gouvernement sont présents ici à Prague, mais le ministre hongrois des Affaires étrangères est, lui, à Saint-Pétersbourg. Comment expliquez-vous ces divergences de points de vue entre des pays à l'histoire finalement pas si éloignée ?
« On est effectivement dans une situation assez paradoxale ou des pays d'Europe centrale, la Slovaquie et la Hongrie, sont un peu à la fois sous-représentés et avec des positions assez divergentes avec les vues générales ici. Ce que je trouve honnêtement dommage, c'est qu’on ne les entende pas. Ce qui serait intéressant, c'est d'avoir le débat, les positions peuvent être légitimes, mais on est là pour en débattre et pas pour boycotter un événement sous prétexte qu’il serait pas aligné avec leurs propres positions, on voit bien que dans le cas particulier de la Hongrie : Viktor Orban a choisi d'investir dans une relation avec la Russie au long terme, il a lui-même été à Moscou, il prétend porter une sorte d'initiative de paix bizarre à propos du conflit ukrainien et donc on est dans une forme de marginalisation par rapport à la scène européenne et centre-européenne. »
Populisme avec une forte critique de l'UE et une forme d'alignement sur la Russie
Comment est-ce que vous expliquez cette marginalisation ?
« C'est effectivement extrêmement surprenant parce qu’au fond pour reprendre les mots de Milan Kundera, on est on est dans une région qui a une histoire commune et qui est cette partie oubliée de l'Europe. Alors pourquoi est-ce que la Hongrie serait si fondamentalement différente ? Chacun peut avoir son explication liée à la fois d'identité, au passé impérial, de forme peut-être d’irrédentisme que d'autres pays n'ont pas vis-à-vis de leur minorité dans les dans le voisinage, etc. Ou bien d'une manière plus générale la montée d’une forme de populisme avec un des marqueurs qui va être une critique forte de l'Union européenne et une forme d'alignement sur la Russie de Vladimir Poutine. »
« Et enfin tout le débat sur les valeurs, qui est un débat selon moi très intéressant intellectuellement, parce qu’au fond il révèle que l'évolution de l'Europe occidentale ne s'est pas faite forcément dans la région partout de la même manière, en partie parce que justement des choses comme la religion catholique et l'identité culturelle étaient des moyens de résister aux communistes pendant quatre décennies. Mais on pourrait penser que maintenant, trois bonnes décennies après la réunification du continent européen, il y a eu une convergence des valeurs et on voit que, dans le cadre de la Hongrie en tout cas, et d'une partie du spectre politique ailleurs y compris en Slovaquie, en Pologne etc., ce sujet des valeurs reste un sujet très clivant où il y a pas d'alignement entre l'Europe centrale et l'Europe occidentale. »
Est-ce qu'on peut considérer comme un des succès de la politique du Kremlin, d'avoir réussi à casser cette union dans le centre de l'Europe, cette sorte d’unité entre les pays du groupe de Visegrad (qui comprend la Tchéquie, la Slovaquie, la Pologne et la Hongrie) ?
« Pour eux évidemment c'est un succès, c'est à dire que c'est quelque chose qui est un objectif d'avoir des relais en Europe en général et en Europe dans la région des pays de Visegrad aussi. C'est vrai que c'est très surprenant vu par un Français comme moi de voir que des pays qui ont une histoire commune, des problématiques de sécurité communes et qui auraient tout pour coopérer, sont dans une situation où ils n'arrivent pratiquement plus à se parler ou à prendre la moindre position à peu près alignée sur quoi que ce soit. Donc il y a quelque chose qui est de ce point de vue là un succès, peut-être pas de la Russie au sens où je ne suis pas sûr que c'était totalement organisé par la Russie, mais en tout cas un bénéfice net pour Vladimir Poutine, qui trouve dans la Hongrie d’Orban et dans d'autres pays de la région des relais pour certaines de ses thématiques et jusqu'à certaines de ses positions par exemple sur la question ukrainienne. »
Quel rôle peut jouer aujourd'hui un pays comme la Tchéquie, présidée par un ancien général de l'OTAN, dans la défense européenne ?
« J'ai eu l'occasion de travailler avec le général Pavel quand il était président du Comité militaire de l'OTAN et que moi j'étais secrétaire général adjoint de l’OTAN. C'est d'abord une personne, une voix qui maintenant est très écoutée et on l'a vu sur le sujets des munitions. On l'a vu sur d'autres sujets, il fait partie vraiment de cette conversation et c'est une des voix qui ont un vrai écho au-delà de ses frontières dans la région. La Tchéquie a par ailleurs une tradition de d'industrie de défense et de production de défense qui est solide et sérieuse - de ce point de vue, cela en fait aussi un partenaire dans la conversation. Ensuite ce qui est intéressant et on peut le voir avec d'autres individus comme par exemple Kaja Kallas, qui était longtemps la Première ministre estonienne et qui arrive à Bruxelles dans son nouveau rôle de Haute représentante pour l'Union européenne. Finalement même des pays de taille moyenne ou petite peuvent influencer le débat de manière assez décisive par des prises de position nettes, claires, par des initiatives, même s’ils ne peuvent pas les porter seuls par construction, pour des raisons à la fois de taille, de budget, etc. »
Dernière question : quelle est votre expérience personnelle de cette collaboration avec l'ancien général devenu président de la République ?
« C'était un militaire très respecté à l'OTAN. Il avait un profil un peu atypique comme président du Comité militaire, parce que c'est un ancien des forces spéciales. Et donc il avait une image qui n'était pas nécessairement celle de chef d'état-major classique qui avait fait beaucoup d'international passé dans les structures de l'OTAN etc. Mais c'était quelqu'un avec qui il était très agréable de travailler et dont la présidence du Comité militaire a été tout à fait active et efficace, à un moment qui était peut-être moins critique qu'aujourd'hui mais où il a joué vraiment son plein rôle dans la communauté militaire. C'est là que c'est intéressant, sa mue en politicien tchèque - de ce point de vue-là, il est allé bien au-delà de sa communauté d'origine. »