Le grand frère

Москва (Фото: Яна Шустова)
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Lors du sommet américano-russe, tenu à Bratislava le 25 février dernier, le président russe Vladimir Poutine mettait en avant l'amitié entre Moscou et ses anciens satellites d'Europe de l'Est. Bien avant la période soviétique, les relations entre la Bohême-Moravie et la Russie ont pourtant été placées plus souvent sous le signe de l'antagonisme que de l'attirance. Avec à la clé, une utopie : le panslavisme.

La russophilie, en Bohême-Moravie, remonte à la fin du XVIIIème siècle et obéit au moins autant au coeur qu'à des considérations pratiques. Jusqu'en 1918, le courant panslaviste en terres tchèques peut, en effet, se lire comme une stratégie de contrepoids culturel face à l'influence allemande. Certains Tchèques cultivent la solidarité slave pour rompre l'isolement et bénéficier du sentiment d'appartenir à une grande famille.

Tout droit issu du romantisme, le courant slavophile entre en concordance, au début du XIXème siècle, avec le développement de l'Eveil national. L'un de ses premiers théoriciens est un pasteur slovaque, Jan Kollar, qui formule l'idée d'une solidarité liant tous les Slaves sans exception, catholiques ou orthodoxes. Ainsi naît le mythe égalitariste du monde slave dont le symbole - le tilleul - évoque la douceur slave, opposée volontiers à la dureté allemande.

La première génération de patriotes tchèques - Josef Jungmann, Jan Kollar, Antonin Marek - franchissent facilement la frontière entre slavophilie et russophilie, et ce jusqu'à en perdre tout sens critique face à la nature du régime tsariste. De nombreuses voix, parmi l'intelligentsia, se sont pourtant élevées pour dénoncer l'illusion panslaviste. Ainsi, le journaliste Karel Havlicek Borovsky rejette la conception, irréaliste, d'une vaste fédération slave au nom d'une solidarité naturelle. L'exemple de la Pologne, partagée entre la Prusse, l'Autriche et la Russie, ainsi que la brutale répression de l'insurrection polonaise de 1830 par le Tsar, ne laissent guère d'illusion à ce sujet.

Congrès slave en juin 1848
Face aux doutes, la slavophilie va s'orienter vers l'austroslavisme, qui s'adresse aux seuls Slaves de la monarchie autrichienne (Tchèques, Slovaques, Croates, Slovènes...). Le comte Thun en rédige le programme en 1842 et inaugure ainsi un courant slavophile et non russophile. Ecoutons Frantisek Palacky, père de l'Eveil national : " La possibilité d'une monarchie russe universelle n'a pas d'adversaire plus résolu que moi, non parce qu'elle serait russe mais parce qu'elle serait universelle". Palacky croit à une force slave qui s'épanouirait à l'intérieur de la monarchie autrichienne. En juin 1848, l'austroslavisme devient visible avec le Congrès slave qui se tient sur l'île Zofin, à Prague.

L'année 1905 marque un tournant dans les représentations tchéco-russes. La Révolution, qui secoue la Russie, laisse présager l'instauration de la démocratie. Le caractère autocratique du régime tsariste, qui avait tenu à distance la plupart des intellectuels tchèques, n'est plus un obstacle vers un rapprochement entre les deux nations.

Le Congrès slave de 1908, qui réunit désormais, non plus seulement les Slaves de la monarchie, mais aussi des Russes, symbolise le nouveau cours. Dans son discours, l'avocat tchèque Karel Kramar appelle à une vaste réconciliation entre nations slaves. Le Tsar Nicolas II, qui n'est pas présent au Congrès, ne cherche, quant à lui, qu'un soutien sans faille à sa politique. Il entrera dans une fureur noire à la lecture du discours de Kramar, trop modéré à ses yeux. L'illusion panslaviste a vécu et le nouveau Congrès, qui se tient en 1910, sera le dernier.

Dans la lignée de Borovsky, de nombreux intellectuels tchèques ne cessent d'ailleurs de marteler leur opposition à l'idée d'une fédération slave dominée par Moscou. Ainsi Masaryk, bien conscient du fossé politique et économique séparant la Russie de l'Europe. Minoritaires et réunis autour de Kramar, les russophiles tchèques reviennent en 1915 sur le devant de la scène, alors que les armées russes débutent la guerre avec brio.

La révolution bolchevique de 1917, suivi de l'armistice, ruinent ces maigres espoirs. Elle donne également naissance à un voisin turbulent, voire dangereux pour la démocratie tchécoslovaque naissante. Formées sur différents fronts durant la guerre, les légions tchécoslovaques démontrent leur efficacité sur le front russe, où elles représentent un contingent de 55 000 hommes. Après la guerre, elles interviennent en Sibérie contre l'Armée Rouge, entrant de plein pied dans la guerre civile russe. A l'automne 1919, Prague décide leur rapatriement depuis Vladivostok. L'orientation démocratique de la Tchécoslovaquie rompt toute ambiguïté sur son attitude face à la dictature soviétique. Dans les années vingt, Prague, est, avec Berlin et Paris, l'un des trois centres d'émigration des Russes blancs, auxquels l'Etat fournit une aide financière.

Les relations complexes entre Tchèques et Russes montrent que l'amitié entre la Russie et ses anciens satellites, évoquée par Poutine, n'est pas une donnée évidente, et ce même avant la période communiste. La russophilie est restée un courant minoritaire en Bohême-Moravie et resurgit sporadiquement à la faveur de crises. En 1948, l'idée panslaviste sera mise une dernière fois en avant par la propagande communiste pour retomber ensuite en sourdine. Depuis longtemps de toute façon, les Tchèques, comme leurs voisins d'ailleurs, n'y croyaient plus.