Le monde nocturne de Vladimir Holan

"Quelque part dans les monts de Bohême, en ce coeur de l'Europe vit un homme qu'entoure une réputation d'ombrage. Les poètes sont comme les chevaux, ils ont la même fierté. Vladimir Holan, parlez à n'importe qui là-bas, on sait qu'il est le plus haut des arbres de la forêt tchèque, celui qui est le plus près de l'orage, et ses yeux reflètent naturellement les éclairs." C'est par ces paroles que Louis Aragon présentait le poète tchèque, Vladimir Holan, au lecteur français dans la préface pour "Une nuit avec Hamlet", poème traduit du tchèque par Dominique Grandmont et publié chez Gallimard. Et c'est de Vladimir Holan, poète nocturne et homme de la nuit, que je vais vous parler aujourd'hui.

Holan était un Pragois. Il est né à Prague le 26 septembre 1905. C'est l'époque de la guerre russo-japonaise et sa mère lui donne le nom de Vladimir par sympathie pour la Russie. "Dans mon quartier, confiera-t-il plus tard à son ami Vladimir Justl, il poussait de la camomille un peu partout sur les collines. Son odeur amère - une odeur de haine - a enveloppé toute mon enfance. Quand j'ai eu six ans, mes parents se sont installés près de Bela, sur les pentes boisées du mont de Bezdez en Bohême centrale. Je m'y promenais souvent seul. Le paysage m'a beaucoup influencé - genévriers, sable, bourrasques - c'est un paysage triste... Nous habitions en face de la gare et j'apprenais le latin chez le père Otto Rajek. Je n'avais qu'une idée, celle de faire moine..."

L'année 1919 voit le retour de Holan à Prague. "J'écrivais des vers en classe de mathématiques, des vers que Josef Hora publiait dans le journal communiste, Le Rude Pravo, se souviendra-t-il. J'étais, on peut dire, un rebelle, toujours au dernier rang." Les études terminées, Holan se rend compte d'être presque incapable de subir la malédiction qu'on appelle en général le travail. Finalement il trouve un emploi à l'Office des retraites et des pensions où il travaillera sept ans, ce qui sera pour lui un véritable martyre.

Il publie les premiers recueils de poésies, il voyage en Italie du Nord et en Toscane. En 1933 il abandonne la carrière de bureaucrate et devient pour cinq ans rédacteur de la revue artistique Zivot - La vie. A partir de 1940, il se consacre entièrement à la littérature. "Pendant l'occupation, dira-t-il, j'habitait à Prague le quartier de Strasnice où je m'étais installé avec ma femme en 1934. C'était une mansarde, une cuisine et une petite pièce. Je m'en souviens avec plaisir. Nous y sommes restés jusqu'en 1948. Ce qu'a été cette période pour nous, pour Halas, pour Hora? Comment pouvions-nous vivre? Eh bien, nous ne vivions pas."

En 1938, Holan subit le sort tragique de sa patrie et s'en prend à la France. Il lui reproche d'avoir abandonné la Tchécoslovaquie et de l'avoir livrée à Hitler.

Personne ne se soucie, là-bas chez vous tous



que ce pays dans lequel je vis encore tranquillement



puisse être aujourd'hui ou demain pour votre orgueil



de la peau de chien bonne pour la cornemuse.



Que personne ne se réjouisse, chez vous, fût-ce par ruse ou par intérêt



de cette seconde de silence observée ici pour la paix.



Vous avez simplement trahi, déjà le châtiment s'élance



et va commencer par les lâches.

Après l'invasion allemande, la solitude envahit la vie du poète qui continue cependant à se défendre avec les armes qui lui sont propres - le refus, le repli. Il cesse de publier et pour survivre il devient traducteur et correcteur. Après la libération, il s'enthousiasme pour les libérateurs, adhère au parti communiste, écrit des poèmes célébrant l'Union soviétique et l'Armée rouge. Il obtient un prix d'Etat. Il semble qu'une carrière toute à fait officielle s'ouvre devant lui. Mais bientôt il se rend compte de la nature véritable du nouveau régime, retombe dans le pessimisme, dans l'isolement. C'est en 1949 que naît sa fille Katerina atteinte de mongolisme. Holan coupe les ponts qui le lient avec le monde extérieur, s'enferme dans sa maison sur l'île de Kampa à Prague, s'engouffre de plus en plus dans sa nuit, dans sa poésie. Une part essentielle de son oeuvre est écrite là-bas.

As-tu jamais observé ta vieille mère



quand elle faisait ton lit,



la manière dont elle tend le drap, l'arrange, le borde et la caresse



pour qu'il ne reste pas sur lui le moindre pli?



Sa respiration, le geste de ses mains et de sa paume



débordent d'une telle tendresse



que du fond des temps elle n'en finit pas d'éteindre l'incendie de Persepolis



et qu'aujourd'hui elle apaise déjà quelque tempête future



au large de la mer de Chine et d'une mer encore inconnue ...

Le poète devient incommode au régime. Il est accusé de formalisme, interdit de publication, laissé sans ressources, exclu du parti communiste. Il revient à la foi, au catholicisme et ne se pardonne rien. Il ne s'accorde pas la rémission de se péchés. Il écrit intensément comme un damné, il écrit sans être lu, sauf par quelques acheteurs des poèmes qu'il calligraphie et vend pour subsister. C'est en citant Jean Sebastien Bach qu'il dévoile un trait caractéristique de sa poésie: "Les dissonances s'agrandissent lorsqu'elles s'approchent de l'harmonie." Il fait de nombreuses traductions d'auteurs français - La Fontaine, Verlaine, Vildrac, Laforgue, Supervielle, Larbaud, Jouve, Tzara, Cocteau, Aragon, Cros. Il est hanté par le suicide, le désespoir et la folie. Il dit: "Dans cet isolement j'était poursuivi par la question: Mais qui est Hamlet? Ce que je sais c'est qu'il a été pendant cette période noire mon compagnon. Nous parlions l'un avec l'autre, pas toujours avec tolérance, ni même amicalement, mais avec passion." Ainsi naît son plus grand poème "Une nuit avec Hamlet."

Même si Dieu n'existait pas, si l'âme n'existait pas



et si l'âme existait et était mortelle,



et s'il n'y avait pas de résurrection,



s'il n'y avait plus rien après, vraiment rien,



alors la part que toi et moi aurons prise à une telle comédie



n'aura été que de pitié, pitié pour cette vie



qui n'est qu'un souffle, et soif, et faim,



accouplement, maladie et douleur...





Un jour que je marchais au milieu des bruyères en fleur,



j'entendis la question que posait un enfant: Pourquoi?



et je n'ai pas su lui répondre. Et je ne pourrais, après tant d'années



pas davantage lui répondre même aujourd'hui



que la lune est en son milieu,



car à l'enfant jamais ne suffit la réponse, non plus qu'à l'homme la question.





Quand mon enfance resurgit et me prend doucement la main



je me met à chanter.



Quand je pense à la couronne d'épines du Christ,



l'épouvante me fait me taire.



Quand mon regard se pose entre les ronces et que j'y vois un nid d'oiseau



je reste là, pour écouter.



Mais dès que je reconnais l'homme,



je me mets à sangloter...

Le Printemps de Prague, cette courte période de liberté relative en 1968, apporte à Vladimir Holan le titre d'artiste national. D'autres prix internationaux lui seront décernés mais il gardera la porte fermée. C'est de sa chambre qu'il organise la publication de ses oeuvres qui tardent à paraître. "Et se dessine une figure qui ressemble peu à peu, étrangement à celle d'un anti-Soljenitsyne, dit de Vladimir Holan son traducteur français, Dominique Grandmont. Poète longtemps absent des anthologies, et dont on connut d'abord les oeuvres en cercles restreints, il reste fidèle à ses options premières. Chrétien d'un nouvel ordre qui n'a rien à voir avec l'ordre nouveau, il est la preuve même, en pays socialiste, que quelque chose d'autre devient possible..." Vladimir Holan meurt le 31 mars 1980, trois ans après la mort de sa fille.

Ce qu'a été ta vie? Tu as quitté connu pour inconnu.



Et ton destin? Il ne t'as souris qu'une fois



et tu n'était pas là ...