Xavier Galmiche : Les courts-circuits dans la poésie de Vladimír Holan
Vladimír Holan est un géant de la poésie tchèque. Ce grand solitaire qui a vécu en marge de la société, a créé une œuvre profonde dont la beauté austère ne cesse de fasciner même au début du XXIe siècle. Parmi ceux qui ont subi cette fascination il y a Xavier Galmiche, professeur à la Sorbonne et spécialiste de la littérature tchèque. Xavier Galmiche est l’auteur d´une monographie intitulée « Vladimír Holan, le bibliothécaire de Dieu ». Publié en 2009 par l'Institut d'études slaves à Paris, le livre a été traduit en tchèque par Lucie Koryntová. L'auteur en personne est venu à Prague pour présenter cette traduction parue aux éditions Akropolis. Xavier Galmiche a présenté son livre aussi au micro de Radio Prague. Voici la première partie de cet entretien :
« Holan est typiquement un poète tchèque qui a traversé le XXe siècle. Quand il naît en 1905, il est en fait un sujet de l’Empire austro-hongrois et il va voir dans sa vie les changements de régimes à haute cadence, c’est-à-dire le passage à la République tchécoslovaque en 1918, le dépècement de la Tchécoslovaquie en 1938-39, le protectorat nazi de Bohême-Moravie, l’après-guerre, l’instauration du communisme en 1948. Il vit les années 1960 et profitera de l’atmosphère de la libéralisation de cette période avant de mourir au pire de la période de la normalisation. Donc, c’est quelqu’un qui est naturellement affecté par la dimension politique, par les contacts successifs avec les totalitarismes, brun - le nazisme, et rouge - le communisme. Son œuvre de poète, qui n’est pas précisément une œuvre politique, va accompagner cette traversée du siècle. »
Je vais maintenant vous poser la même question que celle que vous vous posez dans votre livre : bien que poète réputé « inclassable », dans quelle mesure Holan a-t-il partagé le chemin de son siècle et son aventure esthétique ?
« Alors, je fais des hypothèses et je pense que c’est quelqu’un qui est né au début du XXe siècle dans l’atmosphère de la fin de siècle où on avait une sorte de culte pour la figure du poète esthète, un peu dandy. C’est un dandy au début. Un artiste qui n’a pas trop à s’occuper de politique et de société et surtout de lui rendre des comptes. Et ce qui m’intéressait dans le livre, un peu à l’exemple de Jan Opelík qui avait publié il y a quelques années un livre qui m’avait beaucoup éclairé, c’est de reconstituer justement cette trajectoire qui part de ce principe d’un poète relativement indifférent et distant vis-à-vis de la réalité politique et sociale avec un autre type de littérature qui prend en charge ce monde-là, le monde qui vit et qui souffre et dont il faut tenir compte. Donc, on peut dire assez schématiquement que c’est dans les années 1930 que Holan se détourne de ses premiers points de vue esthètes de la poésie vers une œuvre qui va prendre en charge l’histoire. Il va écrire des textes assez magnifiques qui vont commenter les Accords de Munich, donc la fin de la première Tchécoslovaquie, le régime du Protectorat et puis l’entrée dans les ténèbres. Pendant la période de libération, il écrira des textes prosoviétiques d’une certaine façon, même si l’on doit nuancer le propos, et assez vite il écrira des textes très durs sur une certaine forme de ténèbres sur le pays à partir de 1948. »Vous dites que la création de Vladimír Holan a abouti provisoirement à une conception de la poésie comme témoignage …
« D’abord, sur le point de vue strictement biographique, Holan est quelqu’un qui n’a pas vraiment de chance. Il est empêché dans la vie professionnelle, il sera mis pratiquement à la retraite dès le début, il est très asocial, il vit dans une certaine solitude. Il a en plus un mariage très bizarre, très original aussi. Il aime fort sa femme, il lui interdit de travailler. La condition du mariage, c’est qu’elle quitte son emploi, c’est quand même quelque chose. Et puis, il a cette petite fille qui sera atteinte d’une grave maladie, c’est une petite fille handicapée. Donc, il y a une sorte de singularité par la dimension purement biographique qui explique ce côté ‘à la Diogène’. Je compare Holan à Diogène qui, du fond de son tonneau (il aimait beaucoup le vin aussi), commente la vie sociale. En fait, cette position-là, l’exclusion voulue, c’est aussi un promontoire qui lui permet de parler de ce qu’il voit, et là encore une fois, il parle de la violence à l’œuvre. Par exemple, son poème qui ouvre son recueil tardif ‘Bolest – Douleur’ et qui s’intitule ‘O žních’, c’est vraiment une diatribe, une philippique contre ce que d’autres appelleraient ‘les salauds’. Voilà, c’est ça. »Quels ont été les rapports de Holan vis-à-vis de ses contemporains, vis-à-vis des autres poètes tchèques de son temps ?
« C’est quelqu’un qui naît à la poésie dans le contexte des années 1920, il est attiré par l’avant-garde et il est intéressant de suivre les trajectoires parallèles de Holan, qui sera le grand poète spirituel de la poésie tchèque du XXe siècle, si l’on veut dire, et celle de Vítězslav Nezval qui est le chef de l’avant-garde, d’abord du poétisme, une avant-garde typiquement tchèque, puis du surréalisme, l’avant-garde se rattachant à des mouvements disons internationaux. C’est un voisinage qu’il faut accepter. J’essaie de réhabiliter les textes de jeunesse de Holan que lui-même n’a pas tellement mis en avant, qu’il a plutôt mis à l’arrière dans l’édition tardive de ses œuvres. Ce sont des voisinages qu’il finit par mettre à distance. Je ne crois pas qu’il y ait vraiment de rupture ou de divorce, mais on y choisit. On peut citer aussi d’autres poètes qui deviendront ses amis, Halas en particulier dont il apprend, je pense, une façon très originale de manier la langue. Halas n’est pas traduit en français parce que, peut-être, il n’est pas traduisible, alors que Holan l’aime et il a cette dette verbale à Halas. Et puis on peut citer encore Seifert qui est une sorte de jumeau. Ils ont des carrières très proches, très parallèles, mais Seifert est un auteur très mélodieux, très facile à lire, que tout le monde aime, que tout le monde connaît par cœur. C’est son double inverse. Mais Seifert et Holan se vouent toujours une sorte d’estime, un peu à distance, et Seifert aura de très beaux vers sur Holan lorsque celui-ci disparaît. »Parlons maintenant des thèmes. Quels sont les thèmes majeurs de la poésie de Vladimír Holan ?
« Ecoutez, ce sont des thèmes assez métaphysiques, dont la nuit, la solitude, la confrontation au néant ou à Dieu d’ailleurs parce qu’il y a quelque chose comme une équivalence entre le néant et Dieu. A mon avis, Holan reprend des thèmes de ce qu’on appelle la théologie négative. Mais en fait, ce que je retiens de cette grande traversée, c’est qu’il y a beaucoup, beaucoup de textes et aussi beaucoup, beaucoup de thèmes. Il aime les thèmes, il aime les motifs. Par exemple, il aime le motif de la pierre, du caillou, du nuage et surtout du mur. Il en a fait une sorte de motif peut-être symbolique, peut-être allégorique. Il s’est même amusé avec Vladimír Justl, qui a été son éditeur à partir de 1960, à tirer de ses différentes œuvres une sorte d’anthologie des murs. Mais, en fait, je pense que ce n’est pas important. Ce qui l’est, c’est la façon dont il organise les motifs très éloignés l’un de l’autre parfois dans des textes très courts. Je pense que le ressort de la poésie de Holan, c’est précisément de mettre à côté l’un de l’autre deux thèmes qui n’ont pas grand-chose à voir. Dans ‘La nuit avec Hamlet’, il parle de petits courts-circuits. J’aime bien cette expression parce que je pense que c’est ce qu’il recherche. De deux choses disparates il cherche à faire sortir une sorte d’étincelle. On peut parler d’une poésie de l’éclair. Et c’est sa marque de fabrique, qu’il a finalement élaborée depuis les premières illuminations avant-gardistes jusqu’aux grands formats des années 1960. »