Le mythe Zátopek vu par un historien du sport français
Le 6 juillet est un jour férié en Tchéquie, l’occasion pour nous de vous proposer un programme spécial sur notre antenne : un entretien consacré au plus célèbre des coureurs de fond du siècle dernier, Emil Zátopek. Pour en parler avec nous, Yohann Fortune, maître de conférences en Histoire du sport à l’université de Rennes 2.
D’où vient cet intérêt pour Emil Zátopek ?
« Il y a un intérêt qui est double. Le premier, c’est qu’avant d’être enseignant-chercheur à l’Université de Rennes 2, j’étais professeur d’éducation physique spécialisé dans l’athlétisme. Ça a toujours été un sport auquel je me suis intéressé. Le deuxième est le fait du hasard. Quand j’ai commencé à faire mes travaux de thèse, il y a eu un colloque organisé sur le thème du sport et de la guerre. À cette occasion, j’ai fait un travail sur Zátopek sans savoir que cela allait déboucher sur d’autres choses derrière. »
Qu’est-ce qui vous a le plus intéressé dans l’histoire de cet athlète? Une histoire autour de laquelle s’est forgé un véritable mythe…
« Ce qui est intéressant, c’est de voir que le système a récupéré le champion immédiatement, mais que c’est allé au-delà. À la même époque, les Russes n’avaient pas de coureurs de ce niveau-là. Celui qui a fait le plus gros exploit des Jeux, c’est bien lui, donc ils ont récupéré assez largement ses victoires parce qu’eux-mêmes n’avaient pas forcément d’athlètes -en tout cas de demi-fond- de ce niveau-là. »
Dans l’un de vos articles, vous qualifiez l’instrumentalisation de Zátopek par le régime communiste d’ « immédiate », dès ses exploits aux Jeux olympiques d’Helsinki en 1952 quand il remporte ses trois médailles d’or.
« Tout à fait. Je me souviens avoir lu que le président du Comité olympique russe avait été assez virulent à son égard. Il le trouvait présomptueux d’annoncer qu’il visait trois médailles, cela n’a pas forcément plu. Ils étaient dans une espèce de comportement ambivalent. D’un côté, il fallait montrer la toute-puissance de l’URSS et, en même temps, ils se sont largement appuyés sur les athlètes issus des pays satellites pour faire valoir la toute-puissance du système. C’est vrai que Zátopek a été assez largement récupéré pour ça. Mais avant que les trois médailles ne soient gagnées, la situation était loin d’être évidente en tout cas. »
« Les Soviétiques étaient d’ailleurs plus que sceptiques quant à l’intention de Zátopek de participer aux trois courses du 5 000 mètres, du 10 000 mètres et du marathon. Le Comité olympique soviétique aurait préféré voir un athlète russe s’imposer dans ce marathon. »
L’histoire et le degré de soumission d’Emil Zátopek au régime communiste sont encore débattus aujourd’hui à Prague avec des historiens tchèques qui ont récemment ressorti -entre autres- l’article approuvant la condamnation à mort, la semaine précédente, de Milada Horáková. Un article publié dans Rudé právo, qui était l’organe central du parti, le 10 juin 1950.
« C’est toujours difficile de savoir ce que le champion lui-même pensait vraiment. En tout cas, il est vrai que la situation des athlètes de haut-niveau était largement supérieure à la population lambda. Ils avaient des avantages matériels, financiers. Ils pouvaient voyager. Mais jusqu’où est allée cette instrumentalisation, c’est compliqué à dire. Je pense qu’il était soumis à la doxa militaire. C’est pourquoi il est difficile de savoir si sa signature était volontaire ou si on l’a poussé. Et il y a peu de chances qu’on le sache un jour. »
Pourtant, avant les JO de 1952, les relations entre Zátopek et les autorités sont décrites comme compliquées. Il refuse de monter dans l’avion pour Helsinki avec la délégation officielle, car il prend fait et cause pour son ami Stanislav Jungwirth, que le régime voulait écarter de ces JO à cause de prétendues activités politiques de son père.
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« C’est une histoire qui revient très souvent aussi, mais dont je n’ai jamais trouvé la preuve exacte. J’ai consulté les comptes-rendus des journaux, notamment lorsque les Jeux démarrent. Je n’ai pas trouvé le moindre article qui disait que le champion tchèque était arrivé après les autres. Mais c’est une histoire qui revient souvent, il y a même une bande dessinée d’auteurs tchèques, traduite en français, qui s’y intéresse. Cela montre que les athlètes, bien qu’ils étaient instrumentalisés - il existe beaucoup de travaux notamment dans les pays de l’Est qui montrent ça -, avaient aussi des moyens de résistance en quelque sorte, pas toujours guerriers. De ce point de vue-là, je pense que si l’histoire est vraie, cela montre que Zátopek n’était pas non plus prêt à se laisser manipuler en permanence et qu’il a joué de son aura, de son statut pour défendre le cas de Stanislav Jungwirth. »
En France, Emil Zátopek a été très populaire et reste encore aujourd’hui un mythe relativement célèbre. Est-ce dû, selon vous, à l’effet Alain Mimoun et à la rivalité de ces deux grands amis ?
« Déjà, quand il s’exprimait dans les médias français -que ce soit à la radio et parfois à la télévision- il le faisait en français, ce que peu d’athlètes étrangers étaient en mesure de faire. Cela a joué indéniablement. »
« Le facteur Mimoun joue aussi, forcément. Cela dit, sans faire offense au grand palmarès d’Alain Mimoun, il y aurait eu un Zátopek sans Mimoun, alors qu’il n’y aurait peut-être pas eu de Mimoun sans Zátopek. »
« Zátopek a aussi participé à plusieurs reprises au Cross de l’Humanité, il l’a même remporté à deux reprises en 1954 et 1955. Cela fait de lui une vedette à un moment où le cross était une discipline très populaire. Il va attirer les foules et cela va renforcer sa popularité en France. »
Un cross de L’Humanité, auquel les coureurs français ne pouvaient pas participer sous peine de sanctions de la part de leur fédération.
"La fédération refusait que les athlètes licenciés participent à toute opération sportive organisée par un parti politique. Les Français ne pouvaient courir, je me souviens d’une vidéo dans laquelle Mimoun donne le départ de la course sans pouvoir courir avec Zátopek, qu’il suit pendant la course. »
Il y a eu aussi l’affaire des visas, une affaire qui a jeté un froid dans les relations entre Zátopek et la France. Le Figaro a publié en 1962 ce qui devait être la traduction d’un extrait d’interview accordé par Emil Zátopek au journal tchécoslovaque Svobodné slovo : « Paris m’a déçu. Le Paris de la littérature de pacotille, le Paris des revues et brochures pornographiques, le Paris dominé jusqu’au bout des veines par l’affairisme et l’esprit mercantile »…
« Oui, les athlètes tchécoslovaques ont été recalés à un moment donné à la frontière alors qu’ils devaient participer à une compétition en France. La Fédération française d’athlétisme était assez influente et n’avait pas dans ses rangs de gens qui partageaient les idéaux communistes. Cela s’est résolu, Zátopek a fini par participer, mais c’est vrai que cela a été un épisode assez douloureux. Dans la presse de droite française, on lui prête en effet des propos qui sont assez virulents à l’égard de Paris et des Parisiens. Encore une fois, il s’agit peut-être davantage d’une manipulation idéologique que d’une réalité. Je pense qu’il n’était pas content, mais de là à dire ce qu’on lui a fait dire, c’est peut-être exagéré. »
Il reste une célèbre photo d’Emil Zátopek dans les rues de Prague en 1968, à un moment où il prend fermement position contre l’invasion de la Tchécoslovaquie, contre l’écrasement du Printemps de Prague. Que vous inspire cette photo ?
« Cela me fait penser au rôle que certains sportifs peuvent tenir parfois dans des situations politiques délicates. C’est le cas avec les Jeux de 1968 et le poing levé de Tommy Smith. Cela me fait penser aussi que les sportifs ont parfois la capacité de dépasser leur statut et de s’investir dans l’idéal politique. La différence avec Zátopek est qu’il s’engage après sa carrière, quand il n’est plus au sommet de sa gloire. Il revient un peu sur le devant de la scène à travers ces événements et il va en payer le prix dans sa vie personnelle. »
Les historiens ont retrouvé dans les archives que Zátopek avait vite tourné casaque pour se plier à la volonté du régime et à la machine impitoyable de ce que l’on a appelé la « Normalisation ».
« Quand on regarde ses déclarations, on voit qu’après le Printemps de Prague il revient sur ses propos et fait marche arrière. Je pense qu’il a saisi les conséquences que cela pouvait avoir sur lui, sur sa famille. Sans juger, on sait qu’il a largement payé le prix de cela. J’ai retrouvé un article d’un journaliste de L’Equipe qui était allé chez lui, en 1972, quand il creusait des puits. Le journaliste le retrouve dans son jardin et l’accueil que Zátopek lui réserve, laisse penser que malgré les affres du régime qu’il a subies, il n’est pas dans une situation dramatique. Le propos est intéressant. Zátopek explique que ça va, qu’il creuse des trous mais que cela ne lui déplaît pas, que son métier est assez sportif. Le journaliste explique néanmoins qu’il est impossible de concevoir quelqu’un de sa stature dans une telle situation, qui ne ferait que masquer la tristesse et la douleur qu’il éprouve en réalité. Il est difficile de démêler le vrai du faux, d’où la mystique autour du personnage. »
En 1977, Emil Zátopek condamne à la télévision les initiateurs du mouvement démocratique de la Charte 77…
« C’est un épisode que je connais moins bien. Emil Zátopek est un personnage. Du point de vue de l’héritage sportif, c’est quelque chose d’extraordinaire. Il y a eu d’autres excellents sportifs tchèques mais lui a sans doute été le tout premier à avoir été autant ‘vedettisé’. Ce palmarès sportif, avec le régime dans lequel il vit au même moment, l’oblige finalement à être instrumentalisé en permanence. C’est ça aussi la dramaturgie du personnage. »
Cela a fait dire à certains historiens qu’Emil Zátopek n’était pas Věra Čáslavská, la gymnaste dont l’intégrité et le courage sont devenus aussi légendaires.
« On dira que quand Věra Čáslavská se prononce, elle est en pleine gloire, alors que Zátopek ne l’est plus. Ce sont deux contextes différents, deux personnalités différentes. Il y en a forcément un qui a peut-être moins courbé l'échine que l’autre, c’est une évidence. Après, ils n’ont peut-être pas vécu l'instrumentalisation sportive de la même manière. Cela montre toute l’ambivalence du statut de sportif dans des conditions géopolitiques complexes. Cela renvoie aussi, au-delà de leur statut sportif, à leur personnalité. Ils restent des hommes et des femmes avant tout. Comme tout à chacun dans des situations de crise politique, certains s’engagent, d’autres se cachent. Et d’autres hésitent entre les deux. »
Avez-vous été surpris dans vos recherches par certaines choses ?
« Pas vraiment. Ce qui me manque surtout, c’est la possibilité d’accéder aux archives tchèques, où l’on devrait trouver des choses beaucoup plus intéressantes. En France, cela reste limité à ce que l’on trouve dans les bibliothèques. Il y aurait peut-être des archives à trouver du côté de la Fédération française d'athlétisme, mais le problème est qu’ils n’ont pas de politique de conservation des archives. Le dernier article sur lequel j’ai travaillé s’intéresse plutôt à la construction du mythe. Le cas Zátopek est ici un prétexte pour analyser la façon dont un mythe sportif se construit, et quand on regarde un petit peu son histoire, on s’aperçoit qu’il y a trois grands stades : il y a d’abord le champion -celui qui va gagner des médailles-, puis du champion on passe au héros car dans ce statut il y a une identification qui se crée, et il y a aussi une espèce de génie qui sort du personnage. »
« Zátopek, ce n’est pas seulement celui qui gagne trois médailles d’or. Non, il le fait dans des épreuves de demi-fond et de fond en 1952 en Finlande, sur la terre des légendaires ‘Finlandais volants’, la terre de naissance de Paavo Nurmi et d’autres immenses coureurs de l’avant-guerre. Et puis il fait preuve d’inventivité, de créativité dans son entraînement, ce qui lui permet de maîtriser son sport et de l’inventer aussi. »
« Derrière, il est repris par le régime en terme d’image, comme dans les films des années 1950, où l’on voit bien que ce sont des films de propagande avec le côté idéal du personnage. Après, on passe du héros au mythe parce que, finalement, l’histoire de la personne est liée à un côté dramatique. C’est aussi une histoire qui est reprise indéfiniment notamment dans ce que j’appelle les ‘déclinaisons culturelles’ de l’histoire du personnage, c'est-à-dire des romans, des bandes dessinées, des films. Tout ça participe d’une reconstruction permanente de l’histoire du personnage avec à chaque fois des petites variations qui font que la légende finit par se créer. Il y a peu de sportifs, à ma connaissance, qui ont ce degré de reprise de leur histoire. En cela, Zátopek est un cas exceptionnel. Il y a des pièces de théâtre, un magazine en France et en Belgique, et même des groupes de musique qui portent son nom. »