Le Visage vert
La fin du 20ème siècle a apporté un regain d'intérêt pour les romans de Gustav Meyrink. On a réédité la majorité des oeuvres de cet écrivain germanophone et on les a traduites en français. Pourquoi cet intérêt pour un auteur considéré longtemps comme un marginal? Pourquoi cette soif de la littérature fantastique? Comment était la vie de cet écrivain original dont l'imagination a été modelée par Prague, ville de rêves? Je vais tenter de vous rapprocher cet écrivain en vous parlant de son roman Le Visage vert.
Né en 1868 à Vienne d'un père aristocrate et d'une actrice de la cour de Bavière, il connaît une jeunesse pleine de mouvements et de voyages. Son père, Carl Freiherr von Varnbühler, estime que Marie Mayer, la mère de Gustav, n'est pas digne de devenir son épouse et l'actrice est obligée donc de gagner sa vie dans divers théâtres et dans diverses villes. Ainsi le jeune Gustav, un enfant sans père, partage en quelque sorte la vie nomade, la carrière, les succès et les échecs artistiques de sa mère qui joue à Munich, à Hambourg, à Saint-Petersbourg, à Berlin et à .... Prague. Et c'est à Prague que la mère et le fils se séparent. La mère part pour jouer ailleurs et le fils délaissé se met à la haïr. Il n'en oublie pas pour autant de poursuivre ses études à l'Ecole de commerce et devient banquier.
La firme Meyer et Morgenstern qu'il crée avec un associé n'est pas sans problèmes, car le banquier Meyer alias Meyrink n'est pas aimé par la société pragoise. Vers la fin du 19ème siècle, Meyrink travaille dans des sociétés secrètes, étudie les sciences occultes et la parapsychologie. Il est co-fondateur et président de la Loge de l'Etoile bleue, société de théosophie. Il n'est pas encore romancier mais il est déjà un observateur perspicace et ironique du monde et un critique impitoyable de la médiocrité humaine. Et ceux qui sont visés par ses remarques ironiques ne pardonnent pas.
"Ils le détestaient terriblement, écrira-t-il dans un conte autobiographique," et lui, au lieu de chercher à atténuer cette haine et à se conformer aux idées courantes, il se tenait toujours à côté et apportait souvent quelques chose de nouveau." La haine accumulée contre Meyrink n'attend qu'une impulsion pour éclater.
En 1901 il est provoqué en duel et, presqu'en même temps, il est accusé d'escroquerie et écroué. Malheureusement, un banquier ne peut pas se permettre de telles folies. Bien qu'il soit finalement acquitté, bien qu'il soit innocent, sa réputation en est gravement compromise et ceux qu'il a osés critiquer ne lui permettent pas de reprendre sa place dans la société pragoise. Gustav renonce à sa carrière de financier et, au printemps de 1904, il quitte Prague. Une nouvelle vie s'ouvre devant lui, car il remporte les premiers succès littéraires. Le monde des finances le rejette, le monde des lettres va bientôt le porter aux nues. L'épisode pragois de son existence s'achève par un nouvel espoir. L'écrivain a trouvé sa vocation. Bientôt il écrira aussi le roman Le Visage vert qui est, comme d'ailleurs la majorité de ses oeuvres, une porte secrète vers la perception des phénomènes se trouvant au-delà de la réalité quotidienne, la descente dans les profondeurs inexplorées...
Le roman Le Visage vert de Gustav Meyrink paraît en 1916 à Leipzig. Il est moins connu que le célèbre Golem, mais certains critiques le considèrent comme le chef d'oeuvre de son auteur. Alchimie, magie, kabbale, taoïsme, bouddhisme - Mayrink a abordé toutes ces doctrines et elles se reflètent dans toutes ses oeuvres. Le Visage vert raconte l'expérience spirituelle de l'ingénieur Hauberisser qui, grâce à des exercices spirituels fréquents, se retrouve à la charnière des deux mondes - le monde des humains vivant dans leur médiocrité et celui des esprits inaccessibles et fuyants. Il rencontre une jeune femme, Eva, et s'éprend d'elle, mais un jour elle disparaît. Lorsque, après un immense effort spirituel, il la fait revenir, le bonheur des amants réunis n'est que d'une courte durée. Un matin, Hauberisser se réveille et trouve Eva inanimée dans son lit. Au comble du désespoir et au bord du suicide il voit apparaître Chidher le Vert, personnage qui symbolise la quête des mondes secrets, le Juif errant, qui lui permet de passer de l'autre côté du miroir, de déceler la face cachée des choses. Cette scène donne à Meyrink l'occasion de décrire ce qu'il appelle l'inversion des lumières, l'opération magique qui modifie radicalement la perception de la vie des initiés. "Veux-tu aller dans l'empire des morts pour y chercher des vivants?" demande Chidher le Vert à l'amant désespéré qui veut se tuer...
"Chidher le Vert était devant lui comme autrefois dans la boutique de la Jodenbuurt: vétu d'un talar noir, avec des boucles blanches le long des tempes. "Crois-tu que le au-delà soit le réel?, dit-il. Ce n'est que le pays des félicités passagères pour des spectres aveugles, comme la terre est le pays des douleurs passagères pour rêveurs aveugles! Celui qui n'apprend pas à voir sur la terre ne l'apprendra pas de l'autre côté. Penses-tu, parce son corps semble mort (il désigna Eva), qu'elle ne pourra plus revivre? Elle est vivante, c'est toi seul qui est encore mort. Celui qui, une fois, est devenu vivant comme elle, ne peut pas mourir, mais celui qui est mort comme toi peut devenir vivant."
Il prit les deux candélabres et les intervertit: celui de gauche à droite, et celui de droite à gauche, et Hauberisser ne sentit plus battre son coeur, comme s'il avait tout à coup disparu de sa poitrine.
"Aussi vrai que tu peux maintenant mettre ta main dans mon côté, tu seras uni à Eva quand tu auras la nouvelle vie spirituelle. Que les gens la croient morte, que t'importe? On ne peut demander à ceux qui dorment de voir ceux qui sont éveillés." (...) "Dans la boutique magique du monde, tu as désiré avoir des yeux neufs pour voir sous un jour nouveau les choses de la terre. Souviens-toi: ne t'ai-je pas dit qu'il faudrait d'abord perdre tes yeux anciens à force de pleurer, avant de pouvoir recevoir des yeux neufs?" (...)
Lorsque la femme de ménage, Mme Ohms, apporta le déjeuner dans la chambre, elle vit avec effroi le cadavre d'une belle jeune fille étendu sur le lit et Hauberisser à genoux devant elle, la main de la morte pressée contre son visage. Elle envoya un messager à ses amis, et lorsque Pfeill et Sephardi arrivèrent, croyant le trouver évanoui, il reculèrent, effrayés, devant l'expression souriante de son visage et le rayonnement de ses yeux."
Le roman Le visage vert de Gustav Meyrink a été publié également en français, tout d'abord aux Editions Retz et ensuite, en 1985, aux Editions du Rocher.