Leçons de sincérité

Ludvík Vaculík

Un vieux monsieur respectable commence un jour à prendre des leçons de piano. Cette situation semble bizarre comme si les vieux messieurs n’avaient pas le droit de prendre des leçons et comme si le privilège de se laisser guider et corriger par un professeur n’était réservé qu’aux petits écoliers. Evidemment les rapports entre un prof et un écolier ne peuvent pas être les mêmes que ceux entre un prof et un octogénaire et cela d’autant plus que, dans ce cas concret, le prof est une jeune femme et son élève un écrivain connu. Ce couple mal assorti court le danger que son histoire soit génératrice d’un roman, ce qui d’ailleurs ne tarde pas à arriver. Le romancier s’appelle Ludvík Vaculík et le roman qui lui sera inspiré par cette situation, s’intitulera « Leçons de piano ».

«J’écris pour le lecteur qui disparaît, pour l’homme qui disparaît, l’homme qui réfléchit encore sur la vie, une vie qui lui fait encore plaisir, » dit Ludvík Vaculík avec un brin de désillusion et d’amertume dans la voix. Né en 1926 dans le village de Brumov en Moravie centrale, il ne renie jamais ses origines paysannes qui sont pour lui source de force et d’inspiration. Sa vie est une suite d’événements où les hauts alternent avec les bas sans faire dévier l’itinéraire de cet homme qui ne se laisse pas facilement décourager.

Ouvrier dans une usine de la chaussure, journaliste dans le quotidien communiste Rudé Právo, il travaille aussi à la radio et entre, dès 1965, à la rédaction de Literární noviny (Gazette littéraire), revue prestigieuse des écrivains et des intellectuels tchèques. C’est lui qui rédigera le célèbre manifeste des « 2000 mots », document qui appelle à la démocratisation du régime en Tchécoslovaquie et déclanche le mouvement libérateur qui entre dans l’histoire sous le nom de Printemps de Prague. C’est lui qui sera plus tard, sous l’occupation soviétique, un des premiers signataires de la Charte 77, appel à respecter les droits de l’homme adressé au régime arbitraire. Simultanément Ludvík Vaculík s’impose comme un des écrivains les plus accomplis de sa génération. Il publie, en partie en samizdat, les romans « La Hache », « Les Cobayes », « La Clef des songes », « Comment on fait un garçon », oeuvres corrosives et indiscrètes qui ne cachent pas leurs inspirations autobiographiques. Depuis la chute du communisme il peut aussi exprimer dans la presse ses opinions souvent incomprises et contestées mais toujours enrichissantes.

« Je me mesure avec le régime par les articles réguliers que je publie dans le journal Lidové noviny. Quand j’écris tel article sur un problème quelconque et même si cela n’a aucun effet, même si cela ne change rien au problème que je critique par exemple, l’effet d’un tel article sur moi est très positif parce que je me débarrasse de ce problème. »


Le livre « Leçons de piano » paraît en 2007. Moins qu’un roman, c’est une espèce de journal qui décrit avec précision les facettes d’une étape de la vie. Avec chaque ligne de son récit l’écrivain brosse son portait et les portraits des gens qui l’entourent, il se confie au lecteur, il s’interroge et cherche les réponses aux question auxquelles il ne peut pas échapper. Il avoue que ce livre lui a permis de combler un certain vide qui s’est creusé dans son existence :

«Je suis tellement habitué à faire toujours quelque chose que quand j’ai achevé ce livre et me suis remis de ce travail, je me sentais tout à fait inutile. Je n’avais aucun devoir à faire parce qu’il ne m’est arrivé rien de plus. Dans tous mes livres j’écris sur ce qui m’est arrivé, je réagis aux choses qui me sont arrivées. Au cours de ces dernières années ma vie est tellement tranquille que je n’ai pas de raison pour écrire.»

Tout abord il y a l’idée d’un journal - reportage pour Literární noviny. La rédaction envisage de demander à un auteur d’écrire une suite de petits événements de sa vie qui ensemble formerait un témoignage susceptible d’intéresser et d’amuser le lecteur. Mais finalement le projet sombre dans l’oubli. Seul Ludvik Vaculik continue de s’y intéresser vraiment et s’y attelle. Il met à la disposition des lecteurs sa propre vie et la méthode littéraire qu’il adopte pour rédiger ce « journal composé », ressemble beaucoup à celle utilisée dans ses autres livres. Il y décrit entre autres ses activités dans la rédaction de Literární noviny, périodique qui lutte pour sa survie, n’arrive pas à surmonter les problèmes financiers. Le lecteur suit l’écrivain qui lui raconte sa vie de tous les jours, décrit les aspects négatifs et positifs de la vieillesse, s’interroge sur la fin de l’existence, sur la littérature, la musique, sur les changement que l’époque actuelle a apporté à la vie des hommes. Et il décrit aussi les leçons de piano qu’il suit régulièrement:

«J’ai commencé à suivre les leçons de piano parce que j’accompagnais mon fils quand il allait prendre ces leçons. Et mon fils a dit : ‘Je n’en veux plus. Je ne veux plus y aller.’ Et j’ai décidé de prendre sa place parce que cela m’a offensé. Et maintenant je continue à jouer mais je ne prends plus de leçons. Je l’explique d’ailleurs dans mon livre. L’Ecole de musique où j’allais, a déménagé et après ce changement il n’y avait plus de place moi qui étais un élève particulier. J’ai donc cessé de prendre des leçons pendant deux ans et entre-temps je me suis rendu compte que je pouvais jouer tout seul et quand je voulais. Il n’est pas nécessaire que quelqu’un soit assis à côté de moi et supporte ma musique.»


Au moment d’écrire ce livre l’écrivain est déjà quasi octogénaire et il est donc porté à faire le bilan. Il revient sur quelques moments cruciaux de son existence, se reproche ses fautes et ses erreurs du passé, évoque ses rapports avec les femmes et surtout avec celle qui est la compagne fidèle de sa vie, sa femme Madla. Il reconnaît aussi qu’une femme, la jeune professeur de piano, a joué un rôle important dans sa décision d’apprendre à jouer de cet instrument. Cette femme et les rapports subtils qui se nouent entre elle et son élève octogénaire, rapports qui ne dépassent cependant jamais le seuil de l’intimité, forment une partie importante de la trame de ce « journal composé ». « Aucun livre ne fonctionne sans un personnage féminin », affirme l’écrivain et réserve à l’élément féminin et à son attitude vis-à-vis du sexe opposé une place importante dans son récit. Un autre thème important du livre sont les rapports entre l’écrivain et ses contemporains, son attitude vis-à-vis de la société qui évolue rapidement. Il ne cache pas les déceptions que cette évolution lui apporte:

«Les gens deviennent de plus en plus membres du collectif. Ils sont enclins à faire ce que tout le monde fait. Ils se conforment à ce que leur offre le commerce et la technique. Ils perdent leur individualité. C’est une situation qu’on peut évidemment changer. Les parents et les pédagogues peuvent le changer. Celui qui s’en rend compte et sait comment éduquer les enfants, peut le changer.»

Le lecteur qui espérait trouver dans le livre une intrigue amoureuse avec un arrière-goût du scandale entre un vieil homme et une jeune femme, sera déçu. Il faut lire ce livre pour une autre raison. La vie, cette suite d’innombrables petits accidents, est racontée ici avec une sincérité poussée à l’extrême qui est d’abord une sincérité vis-à-vis de soi-même. Et c’est le souci omniprésent de la vérité qui est la valeur principale de cette confession.

«Je ne suis pas obligé de deviner qui sont les lecteurs de mes livres parce que je reçois assez souvent des réactions. Mes lecteurs sont les gens qui ont la quarantaine. Je ne sais pas si mes livres sont lus aussi par des lecteurs plus jeunes. Ceux-là n’ont pas un tel besoin de partager leurs impressions. Quand j’écris, je ne pense pas à ce que dira la crique et même pas à ce que dira le lecteur. Vous savez, je n’écris pas pour le lecteur, j’écris pour moi.»