Ludvík Vaculík, un homme qui a su régler ses comptes avec le monde
« L’écriture est le seul moyen que nous avons pour vaincre les choses que nous ne pouvons pas vaincre autrement », a un jour déclaré Ludvík Vaculík (1926-2015), un homme qui a écrit pendant toute sa vie et pour lequel l’écriture a été une façon de régler ses comptes avec le monde et la vie. Il a écrit jusqu’à la fin de ses jours. Le 6 juin dernier, la plume lui est tombée des mains.
La pâture spirituelle
C’est la ville de Brumov située dans le massif des Carpates Blanches en Moravie qui est la patrie de Ludvík Vaculík. A sa naissance en 1926, Brumov n’est qu’un village qui n’obtiendra le statut de ville que beaucoup plus tard après sa fusion avec une commune voisine. Fils d’un charpentier, Ludvík est donc un petit paysan qui vit au rythme des saisons et doit participer aux travaux de la campagne. C’est en compagnie des chèvres qu’il commence à réfléchir sur les choses de la vie, ce qui est le premier pas vers sa future vocation :« Mon enfance enregistrée et conservée par la mémoire a commencé au moment où je me suis mis à garder les chèvres. Comme si c’était un fil sur lequel s’accrochaient les épisodes de ma vie. Aujourd’hui je me rends compte avec stupéfaction de la brièveté de cette période. Je ne sais plus quel âge j’avais quand je suis devenu berger. J’avais sans doute au moins huit ans parce que la chèvre était grande et elle n’aurait pas obéi à un plus petit garçon. Elle donnait des coups de cornes et me suivait seulement quand je la tenais par son collier en lui grattant l’échine. Alors elle était contente et je pouvais l’amener jusqu’à la pâture. Mais la pâture pour moi était une activité où les chèvres ne jouaient qu’un rôle secondaire. Les chèvres broutaient de l’herbe mais moi, j’étais obligé d’y rester et, ne pouvant faire rien d’autre, j’étais complètement absorbé par mes observations et mes pensées. Je disposais donc de tout ce beau temps pour percevoir le monde. »
C’est une carrière d’ouvrier dans l’usine de chaussures Baťa qui guette le jeune berger mais cette perspective ne l’allèche guère. D’abord apprenti puis ouvrier, il commence à publier ses premiers articles dans le journal de l’usine. En 1946, il entre à l’Ecole supérieure politique et sociale à Prague dont il sortira en 1950 avec le titre d’ingénieur. Fils d’un communiste, il adhère au Parti en 1945 comme beaucoup d’autres jeunes intellectuels désireux de changer le monde. Sa nature franche et originale se heurte bientôt à la discipline communiste et aux mécanismes du pouvoir, mais ce jeune paysan ne manque pas d’astuce et de diplomatie. Ludvík Vaculík devient journaliste et dans ses articles et ses reportages, il tâche toujours, dans la mesure de ses possibilités, de refléter fidèlement la réalité des années 1950. Bientôt il se fait la réputation d’homme incommode, de dérangeur. En 1958, il entre à la radio :
« J’ai bientôt compris que la radio était comme un moyen pour parvenir à un objectif. J’ai finalement pu faire ce que j’avais voulu faire en entrant au Parti communiste. A ce moment-là je m’étais promis : ‘Tu vas réparer tout cela de l’intérieur.’ Et il s’est avéré que c’était possible, mais dans les limites des résolutions du Parti. »
Dans l’euphorie des années 1960
Les années 1960 apportent une libéralisation progressive et timide de la vie politique et Ludvík Vaculík hausse le ton. Dès 1965 il travaille dans la rédaction de Literární noviny (La Gazette littéraire) devenu organe de tous ceux qui cherchent à humaniser le régime communiste. En 1967 il prononce un discours corrosif au congrès des écrivains et il est exclu du Parti communiste. L’année suivante il rédige le manifeste « Deux mille mots » appelant à des réformes et signé par des centaines de milliers de personnes. C’est le début du court dégel politique entré dans l’histoire sous l’appellation « Printemps de Prague » qui sera écrasé par les chars soviétiques en août 1968. Aux yeux des autorités communistes qui se mettent à pratiquer la politique dite de « normalisation », Ludvík Vaculík devient la figure de proue de la contre-révolution. Mais l’écrivain qui a déjà à son compte le célèbre roman « La Hache » évoquant la désillusion d’un communiste, ne se laisse pas dompter. Interdit de publication, il entre dans la dissidence et poursuit son œuvre littéraire :
« Un homme normal et sain n’écrit pas. C’est vrai. Mais il faut dire aussi que l’écriture est le seul moyen que nous avons pour vaincre les choses que nous ne pouvons pas vaincre autrement. Quand nous avons quelque chose qui nous oppresse et nous martyrise et nous l’exprimons par écrit, c’est comme si nous réglions nos comptes avec cette chose. La majorité de mes livres ont été écrits à partir des manuscrits de mes journaux intimes qui avaient attendu parfois pendant plusieurs années le moment où je les rouvrirais et serais capable de les revoir comme un texte. Je ne dis pas que ces écrits avaient toujours la forme d’un journal mais c’était toujours les textes dans lesquels je réagissais à quelque chose que je ne pouvais pas vaincre. »La dissidence
En 1970, Ludvík Vaculík publie en samizdat « Les Cobayes », un roman obscur et pittoresque qui évoque les forces sombres et agressives qui régissent nos vies. Le livre qui suscite bientôt l’intérêt des éditeurs étrangers, est traduit dans plusieurs langues. En France, il sort chez Gallimard qui a déjà publié également « La Hache ». Le succès international du livre permet à l’auteur et à sa famille de subsister même à l’époque où il n’a pas d’autres ressources matérielles. Traqué par la STB (la tristement célèbre police politique), soumis à de fréquents interrogatoires, il ne se laisse pas décourager et pour résister à cette pression constante il a recours à l’humour, cette arme des impuissants qui s’avère étonnement efficace. Il fonde Edice Petlice, une maison d’éditions clandestine qui publiera quelque 400 livres interdits dactylographiés par des volontaires. En 1977, Ludvík Vaculík est l’un des premiers signataires de la Charte 77, document appelant les autorités communistes à respecter les droits de l’Homme et les engagements internationaux de la Tchécoslovaquie. La fureur des autorités provoquée par ce manifeste courageux se reflète également dans le livre évoquant la vie des dissidents tchèques de la fin des années 1970 que Ludvík Vaculík a intitulé « Český snář ». Cet ouvrage écrit sous la forme de journal marie plusieurs genres dont le roman, l’essai et les mémoires. Considéré par d’aucuns comme le sommet de l’œuvre littéraire de son auteur, il évoque avec une authenticité poignante la minorité dissidente mais devient aussi un témoignage sur la vie de l’ensemble de la société tchèque de cette période de la peur. L’auteur s’y montre un témoin sévère et juste de la vie des gens de son entourage mais ne cache pas non plus les vicissitudes et les failles de sa propre vie intime. Le livre sera traduit en français et publié en 1989 aux éditions Actes Sud sous le titre « La Clef des Songes ».La dernière étape de la vie
Après la chute du régime communiste en 1989, Ludvík Vaculík poursuit son œuvre littéraire et journalistique. Il publie entre autres le roman autobiographique « Jak se dělá chlapec » (Comment on fait un garçon) qui choque les lecteurs par la sincérité douloureuse avec laquelle l’auteur raconte l’histoire de la liaison entre un homme vieillissant et une femme beaucoup plus jeune qui lui donne un fils. Parallèlement l’écrivain commente la vie de la société dans ses feuilletons d’un style leste et original qui provoquent la polémique et ne ménagent rien et personne.Il ne change pas même dans la dernière période de sa vie. Couvert d’honneurs et de distinctions littéraires, Ludvík Vaculík ne se départit pas de son esprit critique et de son humour avec lequel il se retourne aussi sur son passé. Lorsqu’il évoque Brumov, sa ville natale, il s’interdit toute nostalgie, toute sentimentalité. Il constate que sa ville a changé, qu’il y a maintenant des barres d’immeubles construites sur des champs et que les liens sentimentaux et enfantins entre lui et Brumov n’ont pas résisté à son regard critique. C’est pourtant dans cette ville qu’il a choisi d’être inhumé parce qu’il n’oublie pas le petit berger qu’il a été et qui a découvert le monde de l’esprit en compagnie des chèvres :
« Il y a des contrées et des paysages plus intéressants et qui nous donnent des impressions plus fortes quand nous les voyons pour la première fois. Mais quand tu viens dans ton pays et tu vois ce paysage, c’est comme si tu lisais ce que tu avais écrit. C’est parce que le regard que tu jettes sur ce paysage familier reflète tout ce que tu y as vécu, ce que tu y as senti. Et c’est une qualité que ton paysage ne possède même pas, c’est toi qui la lui donnes. Tu as vécu tout cela dans cette contrée et maintenant tu lui fais don de tout cela, tu ornes ce paysage de tes plus belles impressions. »