L’écrivain Laurent Demoulin : « Le père d’un enfant autiste est libéré de l’obligation du bonheur »

Laurent Demoulin, photo: YouTube

Poète, essayiste, critique et universitaire, l’écrivain belge Laurent Demoulin a donné, la semaine dernière, une conférence à l’Université Charles de Prague dédiée à l’œuvre de son compatriote Philippe Toussaint. A l’automne 2016, Laurent Demoulin a publié son premier roman intitulé « Robinson ». L’écrivain a présenté ce récit fort sur le thème de l’autisme au micro de Radio Prague.

Ce qui semble être un dénominateur commun à votre œuvre est l’intérêt pour l’humain, ses rapports à la société, le gaspillage du temps qui passe, la condition de l’humain face à la mort et aux différentes étapes de la vie. Pourquoi ces sujets ?

Laurent Demoulin,  photo: YouTube
« J’irai plus loin que ça car au fond nous sommes la première société de l’histoire du monde qui prétend à ces membres qu’ils peuvent être heureux. Les sociétés anciennes prétendaient qu’on était heureux après la mort. En quoi ? Cela est un mensonge d’affirmer que l’on peut être heureux après la mort car personne n’en sait rien. Par contre, il disait la vérité sur la vie ici-bas ‘vallée de larmes’. Cette société contemporaine n’arrête pas via le libéralisme, le commerce, la publicité de nous faire croire qu’on va être heureux grâce à la matière. On vit dans cet esprit de compétition en en voulant toujours plus : ‘Je dois m’acheter une nouvelle voiture et je serai plus heureux’. Je trouve qu’il y a une sorte de stress social car on n’y parvient jamais. »

« Ce qui est possible c’est d’avoir des moments de bonheur ou de joie au milieu du malheur même. Quelque part, c’est ce qui arrive au narrateur de ‘Robinson’. C’est un père qui a un enfant autiste, il est libéré du devoir contemporain du bonheur. Quand vous avez un malheur qui touche à vos enfants, vous ne pouvez plus prétendre que vous allez être heureux. Quelque part le père de Robinson est soulagé d’être libéré de cette obligation du bonheur et du coup il peut bien en rire. »

N’y a-t-il pas une volonté de lever les tabous littéraires de ces thèmes ?

« Oui parfaitement ! Il y a effectivement cette volonté de ‘détabouisation’ qui se remarque d’une troisième manière dans ‘Robinson’. Le roman a failli s’appeler ‘l’amour et la merde’, car je trouve que la merde est un sujet littéraire passionnant. Il est venu dans le récit car cela fait partie de la vie des parents d’un enfant avec ce type de handicap car Robinson n’est pas propre. Il porte des couches culottes etc. C’est aussi une part tabouisée de la vie de parents d’enfants handicapés. Cela est venu par le réel mais lorsque je l’ai eu sous la plume j’ai pensé que c’était un sujet en or car c’est un thème tabou dont on ne parle pas et qui gêne tout le monde. La littérature en parle très peu si ce n’est Joyce et quelques autres mais c’est souvent très rare. Il y a un lien que je découvre entre l'amour et la merde. S’occuper des sels de quelqu’un, torcher quelqu’un, c’est la plus grande preuve d’amour qui soit ! »

Votre ouvrage ‘Robinson’ est un hymne à l’amour entre père et fils. Cette relation est souvent associée à une certaine virilité alors qu’il y a presque quelque chose de maternel dans ce cas précis ?

'Robinson',  photo: Gallimard
« Je suis tout à fait d’accord. J’ai d’ailleurs terminé ce livre par une citation de Roland Barthes qui parle du ‘Père-Mère’ et qui est assez significative. Au moment où Barthe parle à la fin des années 1970, cela n’existe pas ou presque, on commence alors tout juste à parler des ‘nouveaux pères’ qui représentent un phénomène nouveau, les hommes inventent un nouveau rôle à cheval entre le père traditionnel et la mère. Cela pose un débat sociétal car ça ne va pas de soi et c’est assez déstabilisant pour un homme. »

« Dans ‘Robinson’, le narrateur s’identifie à la fois à son père et à sa mère. C’est une évolution générale de la relation père-enfant. Le narrateur a d’ailleurs connu cela avec ces autres enfants également mais cette relation est amplifiée par la relation à l’enfant autiste qui a plus besoin du côté maternel que paternel. Une fois que l’autisme est enclenché, il n’y a pas le choix, le père doit aussi se comporter comme une sorte de mère dotée d’une patience infinie. La place de ‘père-mère’ permet de retrouver cette patience. Ce n’est pas l’histoire d’un homme différent des autres qui serait plus féminin, c’est l’histoire d’un homme qui est mis dans une position où il devient ‘père-mère’ alors que c’est un homme comme les autres. »

‘Robinson’ pose le problème du handicap en faisant référence à l’isolation, à la solitude par rapport au reste de la société. Est-ce pour ramener l’humain au sens contemporain du terme à une forme d’humilité et une ré-humanisation du lien social par la soustraction d’un matérialisme pervers ?

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« Je n’ai pas pensé à cela mais c’est une interprétation qui me plaît ! Mon but était plutôt d’apporter une leçon de tolérance par rapport à ces enfants autistes auxquels je me réfère d’ailleurs comme ‘OUI autistes’ dans le roman par opposition aux ‘NON autistes’, les concepts sont ainsi inversés entre le normal et l’anormal. Je voulais davantage témoigner sur un mode de rapport à la réalité qui a le droit d’exister, qui est en danger permanent dans le monde dans lequel il se trouve mais qui en même temps n’affectera personne. Ces personnes sont non violentes ou lorsqu’elles le sont, c’est plutôt contre elles-mêmes. Il y a aussi parfois une forte joie de vivre chez ces enfants et dont on a parfois l’impression qu’elle est plus forte que chez les enfants non autistes avec un appétit pour la vie qui est parfois gargantuesque. J’interprète ce roman comme étant davantage un ‘traité de défense’ pour ces enfants, un plaidoyer pour la tolérance dans un monde actuel qui prône des techniques pour les normaliser. »

Vos œuvres ne posent-elles pas des questions préalables qui aident à un processus de résilience ?

« Je ne pense pas que la littérature donne des réponses mais peut en revanche poser de nouvelles questions contemporaines. Dans ce cas précis, je pose la nouvelle question de la nouvelle paternité sans pour autant prendre position. Jean-Philippe Toussaint, quant à lui, a le mérite de s’intéresser à l’évolution du couple. Il pose un constat : le couple ne fonctionne plus comme il y a vingt, vingt-cinq ou cinquante ans. Je trouve cela positif que la littérature s’empare de ça et donc je m’inscris dans cette démarche. J’ai cinquante ans et il y a tellement de choses sur lesquelles j’aimerai écrire qu’il n’y aurait plus assez de temps pour répondre à ces différents projets d’écriture. »

Ce que vous écrivez ne pose-t-il pas de nouvelles pistes de réflexion, par exemple envers des individus qui pourraient vivre plus mal la même situation ?

« Avoir un enfant autiste reste un drame quoi que fasse la littérature. En revanche si cela peut aider indirectement certains parents à mieux le vivre comme dans mon cas, j’en suis très heureux ! Je mets effectivement en avant dans mon livre les côtés positifs de cette vie. »