Les désarrois de la femme d’un critique de cinéma
Pouvons-nous considérer le blog comme un genre littéraire ? Ce type de site sur Internet qui ressemble à un journal intime et qui est pourtant accessible à tout le monde, est-il une sorte de littérature ? Les blogueurs et les bloggeuses sont-ils des écrivains et écrivaines ? Les organisateurs du prestigieux prix littéraire Magnesia litera ont coupé court à ce débat en créant une catégorie spéciale du meilleur blog de l’année. Parmi les auteurs nominés dans cette catégorie il y a entre autres une bloggeuse qui désirait garder l’anonymat et se présentait comme la femme d’un critique de cinéma.
Je sais cuire du pain et traire une chèvre
Le succès de la bloggeuse anonyme a été considérable et elle a fini par réunir ses textes dans un livre. Le premier tome de ce blog devenu ouvrage littéraire sous le titre Žena filmového kritika - La femme d’un critique de cinéma a été publié en 2019, le deuxième tome est sorti en 2021. La femme sans nom qui a su amuser et intriguer les internautes, a sans doute aussi le don d’attirer les lecteurs. C’est ainsi qu’elle se présente dans la préface de son premier livre :
« Je sais cuire du pain et traire une chèvre. Avec ce bagage rural on peut déjà entreprendre quelque chose dans la vie. Je ne suis pas sûre d’avoir bien profité de ce potentiel parce que j’ai épousé un critique de cinéma. Et c’est, il semble, à Prague, dans certains quartiers de Brno, à Sarajevo, à Venise aussi bien qu’à Berlin, une profession tout à fait normale ... »
Un jeu de contrastes
Nous suivons donc la vie commune d’une femme simple et d’un intellectuel. Le contraste marquant entre ces deux types humains et ces deux caractères, qui semblent incompatibles, est la source d’innombrables épisodes drôles et amusants. C’est ce contraste entre la simplicité et la sophistication, entre l’esprit pratique et l’esprit abstrait, mais aussi entre la féminité et la masculinité qui donne au récit son dynamisme et son piquant. Cette confrontation entre le critique et sa femme nous fait rire mais elle nous permet aussi de jeter avec cette observatrice ingénue un regard irrespectueux sur nos convictions et nos idées reçues. La femme du critique du cinéma a le don rare de saisir l’absurdité de certains moments de la vie. Elle nous confie par exemple :
« Selon le critique, j’ai le zeugma. Je craignais d’avoir quelque chose comme le glaucome ou le diabète, mais on m’a dit qu’il s’agit d’un mauvais usage des relations entre les mots. Alors là, je reste tranquille, parce que si mon homme ne pouvait pas me corriger incessamment, il aurait épousé depuis longtemps une autre femme, et moi, en tant qu’ex-femme du critique de cinéma, je vous importunerais avec mes rapports larmoyants sur nos disputes concernant la garde des enfants, le logement et les hamsters. »
Les déboires d’une femme inculte
C’est donc un texte ironique mais la cible de cette ironie n’est pas que le critique de cinéma mais aussi et surtout l’auteure elle-même. Elle se trahit à chaque page, nous raconte ses faux-pas, ses jalousies et ses petits gestes inavouables. Elle constate que son mari a épousé une femme qui est une « curiosité inculte » et elle ne se ménage pas en ce comparant aux autres femmes gravitant autour de son mari qui est un bel homme. Elle brosse cependant aussi un tableau malicieux de l’homme de sa vie, de son manque d’esprit pratique, de son intellectualisme, de ses absences et de ses indifférences. Et pourtant elle semble accepter tout ce qui se passe avec une sorte d’abnégation, de courage, de désinvolture et même avec une certaine générosité. Sa façon de voir les relations entre l’homme et la femme et les thèmes traités dans ce livre ont séduit le metteur en scène Tomáš Dianiška qui l’a adapté pour le théâtre. Il s’explique :
« C’est une femme d’une quarantaine d’années qui cherche à élever ses enfants. Son mari est presque toujours absent. Il participe à des festivals ou passe son temps dans l’obscurité des salles de cinéma mais c’est son travail. Ce qu’il cherche à résoudre, ce sont aussi nos problèmes, et c’est pourquoi nous avons adapté ce texte pour notre spectacle. »
Hrabal en jupons
L’histoire de la femme du critique n’est pas dramatique, ce n’est qu’une suite de petits événements quotidiens qui reflètent cependant d’une façon assez cocasse la vie réelle. Grâce à son humour la bloggeuse anonyme a été comparée par la critique à Woody Allen. Tomáš Dianiška, lui, trouve dans le texte des points communs avec un autre auteur :
« C’est un texte littéraire écrit d’une façon très amusante. Nous sommes unanimes à estimer que c’est un style qui ressemble beaucoup à celui de Bohumil Hrabal. La femme du critique de cinéma est une espèce de Hrabal en jupons qui décrit les choses ordinaires dans une langue souvent très belle. Et apprendre un tel texte était bien difficile pour les comédiens. »
Un brin de masochisme
« Je pense qu’il a honte de moi et qu’il passera avec ce sentiment la moitié de sa vie, » dit la bloggeuse à propos de son mari. Elle continue pourtant à laver et repasser son linge, à s’occuper de ses vêtements, à emballer et déballer ses bagages lors de ses fréquents voyages à l’étranger, sans que son mari ait l’air de s’en apercevoir. Elle écoute docilement ses tirades intellectuelles et ses opinions catégoriques sur le cinéma. Elle le suit même dans les salles de cinéma pour voir des films d’art et essai, ce qui n’est vraiment pas le genre qu’elle préfère. Elle avoue : « Je me suis endormie au cours du film Andreï Roublev ce que ne cesse pas de peser sur moi. »
On dirait qu’elle fait tout cela avec un brin de masochisme. Ses problèmes ne la quittent pas même quand elle dort. Elle constate : « J’ai fait un rêve où le critique est retourné à la maison et je l’ai applaudi debout pendant six heures. » Le choc entre ces deux caractères opposés mais aussi leur indéniable attirance mutuelle sont les aspects qui ont été largement exploités par Tomáš Dianiška dans son adaptation du livre pour la scène :
« Les contraires s’attirent, nous le connaissons tous. Et c’est sur cela que nous avons basé notre spectacle. C’est donc une espèce de comédie romantique. Bien que les deux protagonistes vivent des péripéties difficiles, cela aboutit à un happy end. Et nous espérons que cela arrivera aussi dans la vie. La femme du critique de cinéma et son mari sont venus voir notre spectacle et lorsque nous avons discuté avec eux après la représentation, l’auteure nous a dit que c’était terrible de voir au théâtre les scènes de leur propre vie. Et nous les avons taquinés en disant : ‘Attendez, nous allons finir par vous divorcer’. »
Ce qui se cache sous l’écume des jours
Tout le récit est empreint d’une logique féminine qui voit la vie et le monde sous un angle spécial et se moque sournoisement de la hiérarchie des valeurs reconnues. L’auteure évoque les petits épisodes quotidiens et ne mentionne que marginalement les grands événements de sa vie dont la naissance de son deuxième enfant, la mort de son père, etc. Ces événements de première importance n’émergent de l’écume des jours que pour nous faire entendre qu’au-dessous passe un fort courant de la vie. Il est évident que cette femme qui se dit inculte, est en réalité fort intelligente et astucieuse et que même l’apparente incompatibilité des caractères du critique de cinéma et de sa femme n’est que l’aspect superficiel d’une liaison solide et affectueuse qui est empreinte d’une profonde sympathie.