Les œuvres « concrètes » de František Kupka
Les 7 et 8 octobre derniers, Hradec Králové accueillait un grand colloque consacré à l’un des pionniers de l’art abstrait, natif de la région de la Bohême orientale, František Kupka (1871-1957). L’occasion de revenir sur ce peintre tchèque qui passa la majeure partie de sa vie en France, et sur son oeuvre variée. A l’occasion de ce colloque, intitulé « František Kupka, Tchèque, Français, Européen », Radio Prague a évoqué le peintre et son œuvre avec deux historiens de l’art, Markéta Theinhardt et Pavel Chalupa. Markéta Theinhardt est professeur et historienne de l’art, elle vit à Paris depuis plusieurs années. Elle rappelle que František Kupka a été très influencé par les courants de pensée de l’époque, comme les théories de Rudolf Steiner ou la théosophie, un système de croyances modernes très en vogue à l’époque, utilisé par Helena Blavatsky pour mettre au point sa doctrine et fonder la Société théosophique :
« Pendant la période viennoise de Kupka, où il a passé un certain temps, il a fait partie de la Société théosophique allemande. »
Est-ce qu’on sait d’où lui venait ce goût pour cette forme de spiritualité ?
« Tout à fait : on peut considérer que certaines origines se trouvent ici, en Bohême orientale, car c’est une région de spiritisme. Kupka a été très tôt médium. C’est donc une tradition, mais d’un autre côté, beaucoup d’artistes de la fin du XIXe siècle ont été adeptes. C’est ce qu’on appelait à l’époque ‘la troisième voie’. »
Mais plus tard, František Kupka est parti en France, à Paris, il y a vécu la majeure partie de sa vie. A-t-il trouvé là-bas une façon de remplir ce besoin de spiritualité ?
« Il existe des lettres, surtout des lettres échangées avec Arthur Roessler, un grand critique et galeriste autrichien, qui a d’ailleurs découvert entre autres Egon Schiele. Il existe une correspondance qui témoigne des premiers pas de Kupka à Paris. Il y dit qu’enfin il s’est débarassé de ce mysticisme, de cette décadence viennoise. Mais ça ne veut pas dire qu’il ait quitté cette voie spirituelle. Et il n’était pas le seul artiste de cette époque qui a suivi cette voie. »
Quand on regarde l’oeuvre de Kupka, c’est vrai qu’on dit que c’est le père spirituel de l’art abstrait, un pionnier, mais il a quand même réalisé beaucoup de choses différentes. Je pense à ses caricatures, à l’exposition qu’il y a eu il y a quelques années à Paris consacrées à ses magnifiques illustrations du Cantique des Cantiques. Quels sont les grands tournants de l’œuvre de Kupka ?
« En effet il y a des phases, mais aussi des parallélismes. A l’époque où il a déjà fait ses recherches formelles, il fait des recherches sur la représentation du mouvement avant 1912 où il expose sa première œuvre non figurative. Je n’aime pas dire « abstraite ». Lui-même n’appelait jamais ses œuvres « abstraites » mais « concrètes ». « Abstraire » signifie éliminer, or ce n’était pas cela. C’est une convention de parler d’art abstrait. En parallèle, il faisait des illustrations tout à fait figurales. Il faut voir que c’était un artiste qui a quand même eu une formation assez longue : il a étudié à l’Académie de Prague et de Vienne. Il était vraiment professionnel, il savait comment dessiner selon les règles académiques. Il avait un savoir-faire qui lui a permis d’avoir plusieurs facettes, c’est ça aussi la spécificité de Kupka. »
Vous dites qu’il avait un parcours académique. Il était professeur également. A-t-il théorisé dans des écrits sa peinture ?
« Tout à fait, c’est un aspect très important. A partir de 1907 ou 1908, il a commencé à écrire ce qu’il a publié pour la première fois en 1923, La Création dans les arts plastiques, qu’il avait rédigée en français. Ça a été traduit en tchèque et réduit. »
Il était loin de la Tchécoslovaquie, en France, mais en même temps, l’université à Prague lui a envoyé de jeunes étudiants tchèques dont il était le professeur en France. Quelle était l’image qu’il avait dans son propre pays, notamment au sein du monde artistique tchécoslovaque de l’entre-deux-guerres ?
« C’est une question pour toute une étude. Il a eu le droit d’enseigner à Paris aux boursiers tchèques. C’était une grande exception qui témoigne d’une estime portée par l’Etat tchécoslovaque envers cet artiste qui avait participé à la création de l’Etat. C’était un ancien légionnaire gradé. Quand à la réception de son oeuvre dans le milieu artistique tchèque d’avant-garde, c’était plus problématique. Il était membre du Mánes, la première association sécessioniste. Mais il n’était pas très apprécié car ils étaient plutôt parnassiens et lui, avec ses caricatures politiques, il ne correspondait pas trop. N’exagérons rien mais il y avait une sorte d’animosité. De l’autre côté, il n’était pas vraiment apprécié par les avant-gardistes, ça il faut le dire. Dans la génération du Devětsil, des avant-gardes, il était considéré comme sécessioniste. Pour eux, il avait ce côté Mucha... Ce n’est pas paradoxal, en fait, si on regarde bien son œuvre. En tout cas, ce n’était pas vraiment la gloire en Tchécoslovaquie. »