Les origines de la social-démocratie tchèque

Photo: Archives de ČSSD

Dans cette nouvelle rubrique historique, Radio Prague s’intéresse à l’apparition et à la structuration de la social-démocratie en pays tchèques à la fin du XIXe siècle. Cela tombe bien, c’est précisément le sujet sur lequel s’est penché Alexandre Riou dans la cadre de son mémoire de Master, réalisé sous la direction de l'historien Jean-Numa Ducange et soutenu à l'université de Rouen dans le cadre du projet EUROSOC (IRIHS-Région Normandie). Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il est d’abord revenu sur le contexte d’émergence du socialisme tchèque, à une époque où le territoire du Royaume de Bohême est l’un des plus industrialisé au sein de l’Empire austro-hongrois.

« La Bohême est l’un des territoires qui va avoir dans le cadre des révolutions industrielles un exode rural extrêmement précoce. Cet exode rural va former une classe ouvrière très nombreuse dans les territoires urbains de Bohême, ce qui va justement offrir un terreau favorable à l’émergence des idées socialistes et des mouvements ouvriers. »

Vous racontez que les premiers mouvements ouvriers qui apparaissent sont des formations coopérativistes d’inspiration proudhonienne. Quelles sont les caractéristiques de ces mouvements qui apparaissent dans les années 1860 ?

« L’historien Jacques Rupnik a beaucoup travaillé sur cette thématique. Il explique que les deux caractéristiques principales d’émergence des premiers mouvements dits ouvriers en territoire tchèque sont le coopérativisme et un antiétatisme assez marqué doublé d’un nationalisme basé sur le caractère tchèque de ces mouvements. On va en fait assister à un phénomène de double oppression qui va favoriser ce nationalisme et cet antiétatisme. Il y a d’une part une oppression capitaliste, qui va être un peu similaire dans la plupart des pays européens. Il y a par ailleurs cette oppression nationale, à savoir que les principaux capitaines d’industrie en Bohême sont ce qu’on appelle des Allemands d’Autriche et qui vont un peu nourrir ce ressentiment des classes ouvrières tchèques à l’égard des Allemands occupant des postes à responsabilités dans les industries tchèques. »

Face à cela, il y a des mouvements d’inspiration marxistes qui vont se développer, et notamment en Autriche, mais également en pays tchèques. Comment se structurent-ils dans un mouvement social-démocrate ?

Karl Kautsky,  photo: Library of Congress,  public domain
« Les mouvements marxistes type germanique qui vont naître en Allemagne dans ces mêmes années vont offrir un ‘corpus idéologique’ auquel les populations d’Europe centrale vont se greffer. Il y a donc d’un côté le marxisme de type germanique qui se développe en Allemagne et en même temps en Autriche, avec notamment Karl Kautsky, qui naît à Prague en 1854 et qui va devenir l’un des principaux théoriciens du SPD allemand, qui va également garder une influence notoire dans le développement de la pensée socialiste d’Europe médiane, partie cisleithanienne de l’Empire (c’est-à-dire la partie autrichienne de l'Empire austro-hongrois, ndlr). C’est cette ‘idéologie marxiste germanique’ qui va structurer le mouvement ouvrier autrichien dès les années 1870, mais qui va monter en puissance pour atteindre son paroxysme au congrès de Hainfeld en 1888, lequel va donner naissance à la social-démocratie supranationale d’Autriche. »

Comment cela se manifeste en pays tchèques ? Il y a aussi des congrès importants pour la social-démocratie tchèque…

« Oui, il y a deux congrès. Le premier, un peu moins connu, a lieu en 1874 dans la ville d’actuelle Autriche de Neudörfl. C’est le premier congrès ouvrier réunissant à sa tête des Allemands d’Autriche et des Tchèques. La particularité de ce congrès est qu’à sa tête, on va trouver des ouvriers, et non pas encore des théoriciens. Il va adopter la ligne marxiste et va également tenter de donner une première réponse à la question nationale en Autriche. C’est un congrès qui va malheureusement s’effondrer rapidement suite à la répression de l’Empire. La deuxième date, c’est 1878 à Břevnov, cette fois-ci en actuelle République tchèque. Pour la première fois en 1878, un congrès tchéco-slave socialiste va voir le jour, qui va s’appeler le ČSDSD, d’où l’actuel parti social-démocrate ČSSD va d’ailleurs tirer son nom… »

Et à quoi correspond le ČSDSD ?

« Cela correspond au parti ouvrier social-démocrate tchéco-slave. Justement l’intérêt de ce terme de ‘tchéco-slave’, c’est qu’il entendait fournir une réponse politique et socialiste aux aspirations des masses ouvrières de Bohême tchécophones. »

Cette construction d’une social-démocratie va-t-elle effacer ou non ces premiers mouvements coopérativistes dont vous parliez au début ?

Photo: Archives de ČSSD
« Je ne m’avancerais pas à vous donner une réponse tranchée. Ce que je peux dire, c’est que ces mouvements coopérativistes, qui se caractérisaient par un certain nationalisme et anti-étatisme, vont perdurer dans la pensée tchèque puisqu’on va les retrouver de manière certes diluée quelques années plus tard dans des lignes de rupture entre les socialistes tchèques et les socialistes allemands d’Autriche qui vont animer de nombreux débats. »

Quelles sont les articulations entre les sociaux-démocrates allemands d’Autriche et tchèques ? Comment collaborent-ils ensemble ? Quelles sont ces ruptures que vous évoquez ?

« Sur la question de la collaboration, j’aurais une troisième date à avancer, celle de 1888, quand va se structurer le parti supranational d’Autriche qui va regrouper la plus grande partie des peuples présents en Cisleithanie et qui va avoir pour ambition sous une direction commune justement de mutualiser les forces socialistes de Cisleithanie de manière à pouvoir apporter une réponse globale face aux enjeux de la double monarchie.

František Soukup,  photo: Twitter de ČSSD
Malheureusement, les lignes de rupture sont liées à la politique impériale, c’est-à-dire à l’incapacité pour François-Joseph à accorder un statut politique au peuple tchèque dans son ensemble. Cette fois-ci je sors un petit peu du cadre socialiste. C’est donc l’incapacité à apporter une réponse politique et une reconnaissance politique au poids qu’occupent démographiquement les Tchèques. C’est à partir de ces thématiques, annexes au mouvement ouvrier, qu’on va assister à des premières lignes de fracture. Bien que socialistes et donc internationalistes par essence, les socialistes tchèques vont se sentir un peu méprisés par les Allemands d’Autriche, qui n’hésitent pas à afficher leur supériorité dans le contexte politique de l’Autriche-Hongrie, comme même dans le cadre socialiste, où certains leaders autrichiens – je pense notamment à Ludo Moritz Hartmann, tenant de l’aile droite du parti – ne vont pas hésiter à dénigrer les slaves et à mettre en avant la ssmeral bohumir upériorité progressiste des populations germaniques de l’Empire. »

Quelle est justement l’importance de la question nationale pour les sociaux-démocrates tchèques ?

« Cette importance, elle va surtout tenir pour les sociaux-démocrates dans le fait de chercher une réponse innovante à son surpassement. Ce que j’entends par là, c’est que la question nationale va parasiter la vie institutionnelle des dernières années, des dernières décennies même de l’Autriche-Hongrie, et les sociaux-démocrates vont notamment se caractériser sur cette aire géographique à chercher des réponses qui permettent justement de la dépasser, de dénationaliser d’une certaine manière ces thématiques pour se concentrer sur le fond, c’est-à-dire mettre en place une politique sociale dans l’intérêt des mouvements ouvriers. Et malheureusement, même si une grande profusion intellectuelle a pu voir le jour allant dans ce sens, l’histoire nous a montré que certains mécanismes profonds ont eu raison de ce bel idéal. »

Quelles sont les figures marquantes de cette première social-démocratie tchèque ?

Antonín Zápotocký,  photo: POlka23,  CC BY 3.0 Unported
« Dans la période des trois dernières décennies, vous allez avoir Ladislav Zápotocký (1852-1916), qui a été un des artisans du congrès de Neudörfl et connu par rapport à son fils, Antonín Zápotocký, qui joua un rôle majeur dans la vie institutionnelle de la démocratie populaire tchécoslovaque après la Seconde Guerre mondiale. Mais vous allez avoir également des personnes comme Antonín Němec (1858-1926), qui va être le grand leader de cette social-démocratie tchèque dans les années 1890 jusqu’à la Première Guerre mondiale, František Soukup, qui va également être un des acteurs majeurs de cette social-démocratie et un des principaux noms du Právo lidu, l’organe de presse de la branche tchèque social-démocrate, ainsi que Bohumír Šmeral (1880-1941), le futur fondateur du parti communiste tchécoslovaque, mais qui a fait ses débuts au sein de la social-démocratie et qui était partisan et un tenant de l’aile intentionnaliste, souhaitant à l’instar de ses collègues allemands d’Autriche maintenir l’Autriche dans son cadre supranational et ne pas céder à la tentation nationaliste qu’il voyait délétère. »

A la fin du XIXe siècle, au début du XXe siècle, c’est aussi le moment où se structurent les syndicats. Quels sont les liens entre la social-démocratie tchèque et ces syndicats ?

« Après la levée de l’état d’urgence à la fin des années 1890, on va assister, de même que pour le parti supranational, à la formation d’un syndicat global, également supranational, qui va regrouper plusieurs branches, une branche allemande d’Autriche, une branche tchèque. Simplement, dans le cadre du syndicalisme, les ruptures vont se faire beaucoup plus précocement et de manière beaucoup plus marquante, car dès 1897 la branche tchèque va créer la rupture en se séparant purement et simplement de la centrale autrichienne, à la différence du partie qui va tenter de maintenir une cohésion jusqu’au bout. »

Enfin Alexandre Riou, j’aimerais savoir quels sont les résultats obtenus par ces premiers sociaux-démocrates. En termes électoraux, entrent-ils dans les structures parlementaires de l’Autriche-Hongrie ? Et sur le terrain des luttes sociales, quels sont les droits que leurs combats ont éventuellement pu permettre d’obtenirEt ils l’ont obtenu… ?

Bohumír Šmeral
« Je vais davantage me pencher sur le courant institutionnel mais avant cela je ferais une petite digression. A l’instar des Allemands d’Allemagne cette fois-ci, le gouvernement du comte Taafe, ministre-président de François-Joseph, de 1879 à 1893, va mener une politique sociale extrêmement forte, de manière à saper les revendications de la social-démocratie naissante, notamment par une batterie de mesures sociales, comme par exemple l’introduction d’une assurance contre les accidents du travail ou encore l’introduction d’une assurance-maladie pour les salariés. Ce qui ne va pas empêcher pour autant les socialistes autrichiens comme tchèques de mettre en place une batterie de revendications qu’on va trouver notamment dans l’amélioration de la condition ouvrière allant dans ce sens mais encore plus ambitieuses, également par une prise en compte du monde rural. Beaucoup de dirigeants tchèques – je pense notamment à Bohumil Nikodým, un candidat aux législatives au Conseil d’Empire – vont justement défendre les intérêts des ruraux et notamment la pression financière qui était extrêmement poussée sur eux. Et, dans le domaine institutionnel, la principale revendication de la social-démocratie tchèque comme allemande d’Autriche, c’est l’instauration du suffrage universel. »

Et ils l’ont obtenu…

« Ils l’ont obtenu ! Ce qu’il faut savoir, c’est que dès 1897, ils vont faire leur entrée au Parlement grâce à l’instauration de la cinquième curie censitaire, ce qui va leur permettre de peser au centre de la machine institutionnelle et politique de l’Autriche. Par ce biais, ils vont continuer à revendiquer le suffrage universel qu’ils vont obtenir dans la foulée de la révolution russe de 1905, qui va être pour eux une source d’inspiration. En 1906, François-Joseph va accéder à leur requête et contresigner les actes mettant en place le suffrage universel et en 1907, c’est la première élection au suffrage universel direct en Cisleithanie, dans laquelle les sociaux-démocrates vont obtenir 87 sièges et devenir la seconde force politique d’Autriche-Hongrie. Et enfin, en 1911, c’est la dernière élection générale au Reichstag avant la Première Guerre mondiale. Malgré une légère baisse de cinq sièges, elle va montrer la place prépondérante qu’occupe toujours la social-démocrate avec 82 sièges obtenus. »