Les salons de thé, un phénomène tchèque depuis bientôt trente ans
Oasis de verdure et de paix, le salon de thé Dobrá čajovna place Venceslas à Prague offre un refuge aux connaisseurs aussi bien pendant les caniculaires journées estivales que lors des hivers tchèques au froid parfois mordant. S’il est loin d’être le seul établissement de ce genre en République tchèque, puisque le pays a longtemps été classé premier au monde en nombre de salons de thé, Dobrá čajovna a été le premier à ouvrir dans la Tchécoslovaquie nouvellement capitaliste.
Trente ans après, alors que les Tchèques peuvent désormais voyager dans le monde entier, ce type de lieu de découvertes exotiques a-t-il toujours autant de succès ? Avec l’un des deux fondateurs de ce qui est devenu le réseau de franchises Dobrá čajovna, nous avons parlé du thé dans la société tchécoslovaque d’avant la révolution de Velours, des consommateurs des années 1990 et de ceux d’aujourd’hui. Autour d’une tasse de thé, Aleš Juřina a également évoqué la relation qu’avait le dissident et président Václav Havel avec cette boisson exotique.
A Dobrá čajovna place Venceslas, on surveille scrupuleusement la durée d’infusion, mais ensuite, on prend tout son temps. Le temps d’aspirer, bruyamment si possible, pour oxygéner la boisson. Et le temps de siroter son thé, sans crainte d’être brusqué, de le déguster en lisant, en travaillant ou en discutant – sans hausser le ton, bien sûr.
Avec son atmosphère douillette et chaleureuse, faite de poufs et coussins, d’odeurs d’encens, de lumière tamisée et de musique douce, le lieu incite en effet à ralentir. Français issu d’une famille d’origine tchèque, Sacha en apprécie l’ambiance intemporelle. Il y fait une halte à chacune de ses visites dans la capitale tchèque :
« Je viens d’une famille d’origine tchèque, et je crois que c’est mon père qui m’a recommandé cet endroit. A chaque fois que je viens à Prague, je prends un thé ici. Pour moi, c’est toujours très sympa de venir, d’abord parce que c’est tout près de la place Venceslas, et puis c’est un lieu hors du temps, c’est très agréable de pouvoir venir ici. Qu’on y passe une demi-heure ou une après-midi, c’est un endroit très reposant. Et on y boit du bon thé ! »
Des amateurs de thé fin connaisseurs
L’esprit des lieux peut être résumé en un mot, décliné sous toutes ses formes dans le jargon de la marque : à Dobrá čajovna, pour parler des amateurs de thé, on utilise le terme « milec », et non le mot « milovník ». Cofondateur de Dobrá čajovna, Aleš Juřina explique cette nuance lexicale tout sauf anodine :
« Notre entreprise, qui regroupe les salons de thé Dobrá čajovna, s’appelle ‘Spolek milců čaje’, ‘Association des amateurs de thé’. Ce terme indique, d’une part, notre attachement aux années 1920 ; d’autre part, nous aimons le terme ‘milec’, qui se distingue de ‘milovník’. Un ‘milovník čaje’, c’est une personne qui aime le thé, en revanche, mais avec ‘milec’, la relation est réciproque. Un ‘milec čaje’, c’est quelqu’un qui non seulement aime le thé, mais aussi qui estime que le thé est heureux de finir dans notre théière. Il y a donc cette idée de réciprocité. »
Dobrá čajovna est le premier salon de thé à avoir ouvert en République tchèque juste après la révolution de Velours. Aleš Juřina revient sur sa fondation, dans un pays dans lequel le thé n’avait aucune tradition :
« Nous avons ouvert ce salon de thé en 1993, mais cet établissement trouve ses origines au plus profond de la période communiste, en 1987, lorsque le Musée technique national a présenté une très petite exposition sur le thème du thé. Elle a réuni plusieurs personnes pour lesquelles le thé était un loisir. »
« C’est difficile à imaginer, mais à l’époque, le thé n’était pas une denrée disponible ; seuls deux ou trois types de thé russe et vietnamien étaient disponibles, et ils ne valaient pas grand-chose. Nous qui nous y intéressions plus en profondeur, nous avons eu envie de nous retrouver et de donner un cadre à ces rencontres. »
« Pour obtenir un local pour nous rencontrer, nous avons créé une ‘société technique et scientifique de recherches sur le thé’. Elle rassemblait des personnes qui travaillaient dans l’entreprise qui avait le monopole de ces deux-trois sortes de thé, ou bien dans les magasins Tuzex [dans lesquels étaient vendus à certaines conditions des produits de marques étrangères qui, de ce fait, étaient considérés comme étant de luxe], ou encore dans des entreprises d’import-export. Il y avait également des passionnés, comme moi-même, qui rêvaient de l’ouverture d’un salon de thé à Prague, sans pour autant vraiment y croire. Mais lorsque le régime est tombé, il n’a finalement pas été difficile de faire de ce rêve une réalité. »
« C’est donc ici, à Václavské náměstí, qu’a été ouverte la première boutique, et ce le 1er juin 1993. Elle était conçue plutôt comme un club ouvert aux passionnés de thé, un endroit où ils pouvaient se retrouver de façon régulière. »
Un salon de thé dans un pays de buveurs de café
« Personne ne s’attendait à ce que cela trouve un écho auprès du grand public, car le thé n’avait pas de tradition dans le pays. Pas même du temps de la Première République tchécoslovaque ni de celui de la Seconde Guerre mondiale. La Tchécoslovaquie avait toujours été un pays de café. Dans les années 1920, il y avait bien eu deux ou trois négociants en thé, mais sans grand impact, et un salon de thé avait été construit au Parc des expositions à l’occasion de l’Exposition anniversaire de la Chambre de commerce et des métiers, en 1908, par le voyageur et japanophile Joe Hloucha. C’était un très beau salon de thé, dont les serveuses étaient des femmes tchèques portant des kimonos. Après cette exposition, le salon de thé a été déplacé au palais Lucerna, en sous-sol. Mais il n’y est resté que quelque mois, car cela n’intéressait pas grand-monde… En 1993, nous ne nous inscrivions donc dans aucune tradition. »
Avant même l’ouverture du salon de thé place Venceslas, les thés venus de loin avaient leurs adeptes, et aiguisaient la curiosité. Parmi les amateurs, le premier Président de la République tchécoslovaque d’après la révolution de Velours, Václav Havel. Aleš Juřina :
« Il y a plusieurs choses qui lient Václav Havel au thé. Tout d’abord, dans ses ‘Lettres à Olga’, il parle de thé, mais de façon très marginale, mentionnant le fait qu’en prison, le thé servait de monnaie de change, comme les cigarettes. Par ailleurs, en 1990, au réveillon de la Saint-Sylvestre, qui rassemblait l’entourage présidentiel et des dissidents, Václav Havel avait demandé à ce que du thé soit servi. Il faut préciser que la secrétaire de Václav Havel, Bára Štěpánová, était l’épouse de notre cofondateur. »
Record de salons de thé
Dobrá čajovna a inspiré de nombreux salons de thé du même genre, proposant des thés du monde entier dans un décor d’inspiration orientale et ethnique. Dans les années 1990, d’ailleurs, on disait de la Tchéquie que c’était le pays qui comptait le plus de salons de thé au monde ! Et depuis l’ouverture du premier salon Dobrá čajovna, l’entreprise s’est étendue, sous forme de franchises, dans le pays, mais aussi hors de ses frontières, avec des salons en Slovaquie, en Pologne, en Hongrie et même aux Etats-Unis, sous l’enseigne « Dobrá Tea ». Un succès inattendu, qu’Aleš Juřina explique avec un argument sociologique – et un autre beaucoup plus empirique :
« Les années 1990 étaient particulières, les gens s’enthousiasmaient de tout, mais ils avaient peu de temps libre, car il y avait beaucoup de choses à faire. Par ailleurs, la transformation économique était synonyme de moyens financiers réduits, ce qui fait que le monde était toujours inaccessible. Il s’était ouvert, mais seulement de façon progressive : les Tchèques avaient toujours besoin d’un visa pour voyager dans de nombreux pays, les billets d’avion étaient très chers. Prendre l’avion pour aller boire du thé en Chine ou au Japon, c’était possible techniquement, mais pas financièrement. Et nous, nous leur offrions tout l’univers du thé ici même. Les gens y faisaient donc l’expérience de l’exotisme ; par ailleurs, ils pouvaient y découvrir les thés dont jusque-là ils avaient seulement pu lire les noms dans des romans, par exemple. »
« Entre taverne et église »
« Pourquoi les salons de thé ont-ils eu autant de succès en Tchéquie ? On en trouve un peu en ancienne Allemagne de l’Est, mais à Budapest, qui est une ville deux fois plus grande que Prague, il n’y en a que trois. Alors qu’à Prague, on en compte une quarantaine ou une cinquantaine… D’après moi, c’est parce qu’un salon de thé, c’est quelque chose entre taverne et église. Les Tchèques aiment se retrouver dans les ‘hospody’, mais ce sont des endroits qui peuvent être un peu vulgaires… et ça l’était plus encore quand c’était des lieux fumeurs. Les salons de thé offrent donc une alternative, notamment pour les femmes, qui les voient comme des lieux sûrs, où on ne les embêtera pas. »
« Mais la deuxième explication, c’est que c’est tout simplement un miracle ! Moi-même, je ne comprends pas bien comment cela s’est passé. Mais ce n’était pas calculé. Et je crois que si nous avions essayé, nous n’y serions pas parvenus. »
Boutique de thé et salon de thé
Aux débuts du salon de thé, les clients venaient essentiellement consommer sur place, hésitant en général à acheter un produit exotique et coûteux, craignant d’en rater la préparation une fois chez eux. Mais les habitudes ont changé, comme l’explique Aleš Juřina :
« L’activité la plus importante est celle de boutique de thé, plus que de salon de thé. C’est le résultat de la situation économique, mais aussi du fait que les clients aujourd’hui s’y connaissent mieux, et ils n’hésitent plus à acheter des bons thés pour les préparer eux-mêmes chez eux. Et ils attendent avec impatience les arrivages de certains thés. »
Mais quel est le thé préféré d’Aleš Juřina ? Une question pas très originale, car il paraît que tous les journalistes la posent… Néanmoins, le cofondateur de Dobrá čajovna ne se prononce pas en termes de types de thé, mais de fraîcheur :
« C’est comme si vous me demandiez lequel de mes enfants est mon préféré ! C’est une question très difficile. Mais la réponse est simple : le meilleur des thés est forcément celui qui est le plus frais. Je choisis donc le thé que je bois en fonction de la saison. Et d’année en d’année, chaque thé est différent, même s’il porte le même nom, même si la plantation est la même, même s’il est cultivé par la même personne. C’est comme avec le vin. »
A la recherche du thé
Dobrá čajovna organise régulièrement pour ses gérants franchisés des voyages dans différents pays producteurs de thé : Chine, Japon, Corée, Géorgie, etc. Au fil des années, l’entreprise a noué des liens forts avec certains cultivateurs. Mais les débuts ont été nettement plus improvisés. Aleš Juřina se souvient :
« Après 30 ans d’activité, nous avons maintenant des ‘amis de thé’ partout dans le monde. Mais les débuts ont été compliqués ; à l’époque, il nous fallait déchiffrer les coordonnées sur les boîtes de thé et envoyer des fax auxquels personne ne répondait, bien évidemment… Nous avons donc pris nos sacs à dos et sommes partis pour l’Inde. C’était en 1994… et nous avons été arrêtés par la police, car ce que nous ne savions pas, c’est que l’Etat d’Assam était le centre des armes nucléaires du pays. Nous avons donc finalement accédé à la zone depuis la Chine, de l’autre côté des montagnes, où la police locale nous a fourni deux guides armés pour nous permettre de trouver le théier le plus ancien au monde, âgé de 1700 ans, qui était l’objet de nos recherches. »
Hippy ou hipster ?
Mais la société tchèque a bien changé depuis les années 1990 – et ses goûts en termes de style et de loisirs aussi. Ces dernières années, comme partout dans le monde occidental, les établissements qu’on y voit fleurir sont d’un tout autre genre – hipster, épuré, stérile. Rien à voir avec l’ambiance feutrée et douillette des salons de thé. Aleš Juřina constate :
« En général, on dit de la Tchéquie que c’est le pays avec la plus importante concentration de salons de thé au monde. Ou du moins c’est ce qu’on disait dans les années 1990-2000. Je dirais néanmoins que leur nombre a diminué depuis une dizaine d’années, au détriment de ces ‘établissements de hipster’. Pour notre part, heureusement, nous n’avons fermé aucun de nos salons, car nous sommes bien ancrés. »
« De nos jours, prendre l’avion pour la Chine ou le Japon n’est plus vraiment un problème, donc le rôle de nos salons de thé a évolué. Il ne s’agit plus vraiment d’apporter l’exotisme, mais plutôt d’offrir une échappée face aux soucis du quotidien. »
Une échappée que nos auditeurs vivant hors de République tchèque ne peuvent pas aussi facilement s’offrir, car les salons de thé sont loin d’être aussi répandus ailleurs dans le monde. Même si en France, le concept n’est pas inconnu, comme l’explique Clément, un Français rencontré à la Dobrá čajovna et issu d’une famille d’importateurs de thés et de créateurs de mélange :
« Les salons de thé se sont quand même largement développés en France ces dernières années. J’ai visité plusieurs clients en France, dont les salons de thé n’ont rien à voir avec une ambiance ‘salon de thé à l’anglaise’. A Bordeaux, par exemple, Books and Coffee porte bien son nom, avec ses étagères de livre et ses fauteuils confortables… Il n’a d’anglais que le nom ! »
« De fait, en France, on associe facilement les salons de thé aux Anglais, avec ce côté bourgeois et élitiste. Pourtant, limiter le thé aux Anglais, c’est très réducteur ! Et c’est une vision incorrecte de la consommation du thé : moi, quand je pense thé, je pense beaucoup plus Asie qu’Angleterre. »
« Čajovna » et « literární kavárna »
Après vérification, néanmoins, plutôt qu’à une « čajovna », l’établissement cité par Clément ressemble à ce qu’en tchèque on appelle « literární kavárna », un « café littéraire ». Un endroit douillet et paisible lui aussi, mais où les étagères ne sont pas chargées de boîtes de thé ni de théières, mais de livres… Un genre d’endroits très répandu en République tchèque – et qui est aussi peut-être aussi un phénomène typiquement tchèque ?