Les syndicats en Bohême

Novembre 1989
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Cela fait plus d’une semaine que la région parisienne et une bonne partie de la France est bloquée par les grèves des transports publics. Des mouvements spectaculaires et même quelque peu «exotiques» vu de République tchèque. Mais pourquoi les Tchèques ne font pas de grèves-monstres. Esquisse d’une histoire du syndicalisme en Bohême-Moravie.

La Révolution de velours
Avec le retour de la démocratie en 1989, c’est aussi le droit syndical qui est rétabli en Tchécoslovaquie au lendemain de la Révolution de velours. Si les deux dernières années semblent marquer une évolution, les grèves se comptent au compte-goutte et quand elles ont lieu, leur durée se compte en heures quand elle se compte en jours en France.

Le syndicalisme étant inséparable de la notion de démocratie économique, les longues parenthèses des dictatures nazies et communistes peuvent-elles à elles seules expliquer cette faible activité syndicale ?

Le 22 février 1948
Ironie de la politique plus que de l’histoire, ce sont pourtant les syndicats qui sont à l’origine du coup de Prague, lequel précipite le pays dans le giron soviétique. Ce serait pourtant croire aux abus de language que de prendre cette affirmation pour suffisante. En effet, ces syndicats n’ont pas grand chose à voir avec une organisation autonome de travailleurs. Il ne s’agit que d’un organisme noyauté par les communistes et au service d’un projet politique : la prise du pouvoir par le Parti communiste.

Le 22 février 1948, ces syndicats suivent le mot d’ordre de mobilisation des masses émanant du Parti et convoquent à Prague un congrès des comités d’entreprise. Ils mettent ainsi le feu aux poudres, qui fera éclater, en quelques jours, le régime démocratique qui prévalait encore en Tchécoslovaquie. Dès les premières années du régime, ces syndicats, qui encore une fois n’ont de syndicats que le nom, seront chargés de veiller strictement à l’application et à la réalisation du Plan. Afin d’améliorer la productivité, ils organisent toutes sortes de concours socialistes.

Simple organe du Parti, les syndicats ne protègent pas les ouvriers mais les seuls intérêts du régime. Du reste, on voit mal un syndicat lutter contre un patronat inexistant et un Etat tout puissant.

Mais en fait, a-t-il jamais vraiment existé un mouvement syndical en Bohême-Moravie ? Dès la seconde moitié du XIXème siècle, toutes les conditions sont réunies, en terres tchèques, pour voir se développer, comme en Occident, un fort mouvement syndical. Le pays est fortement industrialisé et son évolution suit, quand elle ne le dépasse pas, le voisin autrichien. Surtout, à côté des strucures artisanales, apparaissent, en Bohême, quelques grosses infrastructures particulièrement propices aux syndicats, comme les aciéries Skoda à Plzen ou les usines de chaussures Bata à Zlin.

Pourtant, il semble que le socialisme tchèque ne voit pas vraiment la naissance d’un mouvement syndical comparable à la France. Le mouvement ouvrier connaît pourtant un développement prometteur, à la fin des années 1860. Fortement teinté de marxisme, il aboutira à une première grève à l’usine textile de Svarov en 1870, qui sera brutalement réprimée. Pourtant, de l’indignation ne naîtra pas un mouvement syndical en tant que tel.

En effet, la défense des intérêts passe d’abord par les multiples associations qui forment le tissu de la vie professionnelle en Bohême-Moravie. Une véritable tradition de sociabilité dans le pays. Tradition qui laisse peu de place pour la mise sur pied de vastes syndicats à grande échelle comme en Europe occidentale. Dès le début des années 1860, certaines catégories professionnelles comme les fondeurs et les imprimeurs se regroupent en associations professionnelles. A l’instar de la bourgeoisie, les ouvriers s’organisent en coopératives de consommation et de production qui pèsent d’un poids non négligeable sur l’activité économique et sociale. La crise de 1873 leur sera fatale, mais l’expérience aura montré la capacité d’organisation et d’autogestion des ouvriers tchèques.

Josef Boleslav Pecka
La Bohême-Moravie jouera d’ailleurs un grand rôle dans le mouvement ouvrier autrichien. Lors de la proclamation du parti ouvrier autrichien à Neudörfel en 1874, on voit de nombreux délégués tchèques, à la tête desquelles Josef Boleslav Pecka, dont le «Journal ouvrier» est presque aussi influent à Vienne qu’à Prague. Dans les années 1880, on verra se développer un parti ouvrier proprement tchèque, avec Ladislav Zapotocky. Comme partout en Europe, le socialisme entre alors dans l’ère des masses : rien qu’à Prague, on compte 30 000 ouvriers lors du défilé du 1er mai 1890. Un succès qui se traduit électoralement.

Force politique, le parti ouvrier tchèque n’a pas donné pour autant naissance à un syndicat. Son approche politique, faite de pragmatisme et de modération, est en effet à mille lieux des partis socialistes ou révolutionnaires occidentaux. Non seulement, le Parti ouvrier tchèque déclare tenir aux formes parlementaires, mais il s’affirme aussi pour le maintien de l’Autriche-Hongrie.

Une évolution qui tranche, en France, avec la CGT, la Confédération Générale des Travailleurs, qui, lors de sa création en 1906, énonce, dans la Charte d’Amiens, sa conduite : refus absolu de collaborer avec les partis politiques, fussent-ils socialistes, et attente du grand soir, en l’occurence de la grève générale.

Les orientations économiques de la monarchie austro-hongroise ne favorisent d’ailleurs pas le mouvement syndical. Après la crise des années 1870, la politique économique se réoriente vers le protectionnisme et tente de remédier aux déréglements du marché. L’Etat se fait lui-même l’arbitre des relations écononomiques. Là encore, peu de marge d’action pour le mouvement syndical.

Aujourd’hui, les Tchèques possèdent des syndicats par branche de métier. Ces dernières années ont vu quelques actions ponctuelles, comme la protestation, en juin dernier, contre le projet de réforme des finances publiques. Mais le contexte spécifique à la Bohême-Moravie n’ayant jamais entraîné de divorce radical entre le mouvement ouvrier et la sphère politique, on n’observe pas, aujourd’hui en République tchèque, ce radicalisme et cette puissance de certains syndicats français.