Les « Tchécos » : des monteurs tchécoslovaques dans les cirques français de l’entre-deux-guerres
On connaît des relations franco-tchécoslovaques la période de relations intenses entre les deux pays dans l’entre-deux-guerres, notamment dans le domaine militaire, politique et artistique. En marge de la grande histoire, la présence de nombreux Tchécoslovaques parmi les monteurs des cirques itinérants français est une réalité méconnue, mais révélatrice d’une autre sociologie des Tchèques et Slovaques dans l’Hexagone après-guerre. Pour en parler, Radio Prague Int. a discuté avec Quentin Villa, doctorant et spécialiste de l’histoire du cirque européen dans la première moitié du XXe siècle.
« C’est une thèse en histoire contemporaine qui porte sur l’histoire du cirque en France et en Espagne entre 1900 et 1939. Je me concentre particulièrement sur les cirques ambulants. C’est le moment où le cirque ambulant devient le modèle de référence, le modèle dominant dans l’industrie du cirque en Europe. Je l’étudie donc dans des contextes différents, la France, l’Espagne, et l’empire colonial. »
En marge de cette étude globale, vous évoquez un épiphénomène qui nous intéresse tout particulièrement : les Tchécos, des monteurs employés par les cirques en France. Qui sont ces Tchécos ?
« Les Tchécos ce sont les monteurs, ou éventuellement les employés subalternes, les soigneurs, les électriciens, les techniciens. On les appelle les Tchécos tout simplement parce qu’il semblerait que la majorité d’entre eux, dans l’entre-deux-guerres, soient d’origine tchécoslovaque. Je ne saurais pas dire s’ils sont plus tchèques ou slovaques, même si les exemples que j’ai trouvés concernent surtout des Tchèques. C’est assez étonnant : pourquoi des Tchèques plutôt que d’autres ? Il semblerait que l’habitude ait été prise dans les années 1920 et qu’elle soit restée. »
Vous expliquez que ce terme « Tchéco » a pris une connotation péjorative et que par ricochet, il sera ensuite utilisé pour désigner tous ces employés subalternes du cirque…
« Absolument. Le terme finit par désigner n’importe quel monteur, employé ou technicien, même si après la Seconde Guerre mondiale les Tchèques deviennent minoritaires dans ces emplois-là. Ce sont plutôt des Polonais voire d’autres nationalités. Mais on continue à les appeler Tchécos, c’est un mot qui rentre dans le jargon. Ce n’est pas le grand public qui l’emploie, mais les gens du cirque ou ceux qui connaissent bien le milieu. »
Pourquoi spécifiquement des Tchèques ? Et pourquoi particulièrement en France ? Y a-t-il une attractivité particulière du cirque français ? Y a-t-il des recruteurs qui vont les chercher en Tchécoslovaquie ? Ou est-ce le bouche-à-oreille ?
« Il semblerait qu’il y ait un petit peu de tout. Déjà la France a besoin tout particulièrement de ces monteurs-là, parce que le modèle du cirque itinérant devient très fort. On a besoin de monteurs, et surtout de monteurs qui connaissent leur affaire car le modèle économique qui va s’imposer en France, c’est ce qu’on appelle la ‘ville d’un jour’. Donc si vous avez votre cirque, vous montez dans une commune, vous donnez une ou deux représentations, et immédiatement après, vous pliez bagage et le lendemain vous recommencez ailleurs. C’est un travail extrêmement pénible qui nécessite des techniciens qui s’y connaissent. Si vous ne parvenez pas à vous déplacer d’un jour à l’autre, vous perdez en rentabilité. Donc il y a vraiment besoin de main d’œuvre dans les cirques français. Après, pourquoi des Tchèques ? C’est un emploi pénible. Ce sont des personnes issues de l’immigration, qui ne sont pas dans des situations sociales faciles. Une chose sans doute facilite également : en 1920, la France et la Tchécoslovaquie signent une convention qui ouvre la voie à une immigration légale. Les mêmes conventions ont été passées avec l’Italie et la Pologne, mais ils sont nettement moins nombreux que les Tchèques. Ce qui a dû se passer au départ, c’est qu’on a eu des premiers contingents tchèques. Il y a en effet des recruteurs qui travaillent pour des cirques et qui vont venir recruter en Tchécoslovaquie. Cela dit, une fois que l’habitude est prise, on veut vraiment des Tchèques puisqu’on fait même appel à des gens de la diaspora : j’ai des cas de monteurs qui sont établis en France depuis cinq ou six ans au moment où ils rentrent au cirque. Ça peut tenir à des raisons linguistiques puisque tout le personnel parlait tchèque. Mais cela tient aussi à une forme d’imaginaire social : c’est une période où vous avez des classements de la main d’œuvre étrangère établis selon des critères racistes, où on va dire que telle ou telle nationalité est plus apte à tel ou tel travail. C’est sans doute ce qui a fini par s’imposer : on s’est dit que les Tchèques étaient plus aptes à ce travail que d’autres. »
Est-ce que vous avez pu comptabiliser le nombre de ces Tchécos en France dans l’entre-deux-guerres ?
« C’est extrêmement difficile de les comptabiliser parce qu’il n’y a pas de documentation. Je pense qu’ils sont plusieurs centaines assurément, voire quelques milliers. Une bonne équipe de monteurs dans un gros cirque, c’est une centaine de personnes déjà. Ce qu’on constate, c’est que les cirques ont du mal à garder leur personnel, en tout cas dans les années 1920 où le marché de l’emploi est assez favorable aux travailleurs. Ces monteurs ne sont pas issus du cirque, ils n’y sont pas attachés et donc, s’ils trouvent mieux ailleurs, ils partent. On voit que les cirques passent beaucoup de petites annonces en cours de saison, ils mettent en place des primes de fidélité qui ne sont versées qu’en fin de contrat. Il y a donc beaucoup de mécanismes qui sont mis en place pour conserver le personnel. C’est un personnel assez fluide, qui ne reste pas longtemps et qu’on doit renouveler souvent. »
Des monteurs, mais aussi des soigneurs et musiciens tchécoslovaques
Quel est leur travail exactement ?
« Pour les cirques qui pratiquent la ‘Ville d’un jour’, c’est très basiquement de monter et démonter le chapiteau. C’est un processus qui prend quelques heures. A chaque fois, le démontage est plus rapide que le montage. C’est un métier qui est donc pénible, d’autant qu’il s’effectue de nuit : on ne perd pas de temps, on ne brûle pas une journée pour monter ou démonter. Monter les mâts puis la toile, ce n’est pas sans danger. Il y a des accidents car c’est un travail qui n’est pas encore mécanisé. Cela demande beaucoup de personnes, plusieurs dizaines. Cela arrive qu’une personne soit tuée en étant écrasée par un mât. En règle générale, dans les cirques pratiquant la ‘Ville d’un jour’, ils ne font que ça. Cela les mobilise plusieurs heures, c’est pénible, et le jour ils dorment. Ils ont donc un rythme décalé. Sinon, on va aussi retrouver des Tchécoslovaques comme soigneurs, qui vont s’occuper des animaux, chevaux, fauves etc., et dans l’orchestre. Les orchestres étaient souvent tchèques et étaient très réputés. Dans les petits cirques, il semble qu’ils soient monteurs et musiciens, dans les gros cirques, plutôt des monteurs d’un côté, des musiciens de l’autre. »
Ces Tchécos sont-ils bien traités par les gens du cirque, eux qui par ailleurs ne sont pas issus de ce monde circassien ?
« Il semblerait qu’ils forment un peu un monde dans le monde, une communauté un peu à part, qui ne se mélange pas aux autres. Et ils sont assez méprisés. D’une part ils ne sont pas artistes, d’autre part ils ne sont pas circassiens de naissance. On les méprise, il y a souvent des comportements assez limites, voire carrément illégaux. Par exemple, on leur confisque les papiers dès qu’ils arrivent. Ou encore on a des cas comme celui d’un pauvre monteur qui se trouve dans le passage d’un artiste qui ne va pas hésiter à lui mettre un coup de pied parce qu’il le gêne. Mal considérés, les Tchécos se mélangent peu, d’autant plus que souvent ils ne parlent pas français. Il y aura le rôle très important de l’interprète qui va faire le lien avec le chef-monteur (qui peut être l’interprète d’ailleurs). Mais globalement, ils sont à la marge car il y a des questions de statut, voire de caste. »
Vojtěch Trubka, itinéraire d’un monteur devenu dompteur et dresseur de fauves
Que peut-on dire d’un personnage assez connu, originaire de Tchécoslovaquie, Vojtěch Trubka, dompteur, et auteur d’une autobiographie parue en tchèque mais aussi en français ?
« Vojtěch Trubka est le cas typique d’une ascension fulgurante, d’un ascenseur social du cirque qui a fonctionné. C’est assez rare pour être souligné. En effet Vojtěch Trubka a commencé comme monteur. Il arrive en France en 1922, sans doute dans l’un des premiers convois, via un réseau de recrutement. Il savait qu’il allait au Zoo Circus qui était le plus grand cirque français à pratiquer la ‘Ville d’un jour’. Il commence donc comme monteur, devient vite soigneur. Or quand on devient soigneur, il existe une possibilité de s’extraire à ce monde de techniciens pour devenir artiste, devenir dompteur. Un poste très important dans le monde du domptage est celui du garçon de cage. C’est l’assistant du dompteur, un peu ce qu’est le palefrenier au maître écuyer. Il va s’occuper des fauves, mais il sera aussi à côté pendant le numéro par exemple pour gérer le tunnel d’acier qui permet de faire passer les bêtes de leur cage à la cage centrale dans le sous-chapiteau. Eventuellement, il peut intervenir en cas de problème car il connaît les animaux. Assez régulièrement, les dompteurs choisissent leurs apprentis parmi leurs garçons de cage. C’est ce qui arrive assez vite à Vojtěch Trubka qui va devenir dompteur et ensuite dresseur. Un dompteur présente les différents animaux sans les avoir nécessairement dressés, un dresseur leur apprend les différents tours et peut les présenter, ou non. Vojtěch Trubka devient très vite dresseur lui-même, notamment dresseur de tigres. Il est assez réputé dans le milieu pour avoir été un des premiers à avoir mis en place un dressage psychologique, c’est-à-dire à essayer de comprendre chaque animal pour en tirer le meilleur. Ensuite, ses plus jeunes frères sont devenus dompteurs à leur tour. Il les a peut-être faits venir, formés lui-même ou faits former par Alfred Court qui était son maître. On a donc trois frères Trubka qui sont dompteurs successivement. »
Donc une vraie famille de dompteurs tchécoslovaques qui opère en France…
« Ils opèrent en France, mais partout aussi. Il a vraiment une carrière internationale. Il commence en France au Zoo Circus pour lequel il présente beaucoup de numéros. C’est un cirque qui ne tourne pas qu’en France, mais aussi au Bénélux et en Espagne en 1927. Il a eu des engagements partout, il termine sa carrière en Suisse, mais il s’est aussi produit en Norvège, en Suède, en Grande Bretagne. Je crois qu’il n’a jamais travaillé en Tchécoslovaquie ce qui est étonnant puisqu’il a publié son autobiographie en tchèque qui a été rééditée. Donc elle a eu un certain succès… »