L’Europe centrale : un espace culturel cohérent
L’Europe centrale. Aujourd’hui encore, cet espace continue à fasciner les chercheurs locaux et étrangers. Mais parfois, on le distingue mieux en l’observant de Paris que de Prague. C’est sans doute la raison pour laquelle une vingtaine de spécialistes, historiens, historiens de la littérature et philosophes, se sont réunis autour d’une publication de l’Institut d’études slaves de Paris et de l’Université Masaryk de Brno afin de cerner les caractéristiques culturelles de cette région. Leur livre « Culture et identité en Europe centrale. Canons littéraires et visions de l’histoire » est paru en 2011. Toutefois, même ce condensé d’analyses et de réflexions n’a pas permis d’épuiser le sujet. C’est pourquoi plusieurs de ces chercheurs se sont retrouvés récemment à Prague pour une conférence intitulée « Les Canons de la culture en Europe centrale, perspectives socio-historiques », dont Radio Prague vous rapporte l’essentiel.
« Sur la question de savoir ce qu’est un canon, il existe différentes définitions, notamment celle de la sociologue polonaise Antonina Kłoskowska. Selon cette définition, que je considère très bonne, les canons de la culture, c’est un certain nombre de références culturelles que toutes les personnes qui veulent appartenir à cette culture doivent connaître. Par exemple, vous pouvez ne pas avoir lu les livres de Jaroslav Hašek ou Vladimír Holan, mais vous savez qui ils sont. Pour un Polonais, cela sera Adam Mickiewicz ou Frédéric Chopin. Pour les Tchèques, on peut ajouter Antonín Dvořák. Même si on ne connaît pas leurs œuvres, on sait de qui il s’agit et c’est grâce à cela que je me sens Tchèque, Polonais, Hongrois ou Slovaque. »
Pour Petr Kyloušek, directeur du département des langues romanes et enseignant à l'Université Masaryk de Brno, un canon, c’est un ensemble de discours identitaires dont le rapport change dans le temps. Il complète :
« Nous pouvons dire que c’est un ensemble de références culturelles, littéraires, cinématographiques, dans la peinture, l’architecture, la sculpture…et surtout des grands noms qui sont liés à la littérature, à l’art, à la politique et à l’histoire. Ils sont en quelque sorte déposés dans la mémoire culturelle. Et c’est à cet ensemble que la culture ou la population se réfèrent ensuite, très souvent en rapport avec leur identité. »En résumé, un canon culturel, c’est le plus petit dénominateur commun culturel d’un peuple. Il y a des racines anciennes à ce dénominateur, mais Petr Kyloušek comme Michel Maslowski soulignent que les canons évoluent dans le temps. Michel Maslowski :
« Evidemment, il y a des racines anciennes. Il y a toute une histoire, l’histoire des interprétations parce que les mêmes éléments peuvent signifier tout à fait autre chose à une autre époque, dans un autre contexte historique. Mais il y a une continuité ! »
L’idée de base que défend Michel Maslowski est celle qu’en Europe centrale, les peuples s’unissent par la culture et non par des institutions politiques. Selon lui, ce n’est pas un hasard si l’on se demande dans l’hymne national tchèque « Où est ma maison ? Où est ma patrie ? », et non « Où est mon roi ? » Pour comprendre l’importance de ces canons culturels pour l’Europe centrale, il faut remonter dans le temps à l’époque du Haut et du Bas Moyen Age et étudier l’espace historique des royaumes tchèque, polonais et hongrois.
« Le canon est très important en Europe centrale à cause de l’histoire très mouvementée des Etats qui étaient assez puissants mais qui disparaissaient. Donc, c’est par la culture que les peuples se sont constitués au XIXe siècle. C’est pour cela qu’ils n’ont pas besoin d’un tribunal pour définir ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Ils n’ont pas besoin d’un président pour se sentir représentés. S’il y en a un, tant mieux, s’il n’y en a pas, tant pis. Quelque part, c’est le consensus culturel qui décide, et dans ce cas-là, on se réfère à l’histoire ancienne évidemment. Par exemple, pour František Palacký, Jan Hus a constitué la tradition tchèque. »
Petr Kyloušek, qui est, lui, spécialiste de l’étude des mythes, ajoute que celui qui veut se sentir tchèque fera référence à Charles IV, à Jan Hus ou à Comenius. Dans leurs contributions à la conférence, Petr Kyloušek et Michel Maslowski ont proposé leur vision de la manière dont se sont imposés ces canons culturels au XIXe siècle :
« Il n’y avait pas de pouvoir politique reconnu. S’il y avait un pouvoir politique à Vienne, il n’était pas reconnu par la population. Ceux qui étaient reconnus, c’étaient les intellectuels. L’historien tchèque Miroslav Hroch a très bien analysé ce processus dont il a distingué trois étapes. Premièrement, les élites définissaient la nation. Ensuite, il y a l’éducation de masse qui partage la vision des élites, et enfin, on entre dans une phase de militantisme. »La thèse de Miroslav Hroch, historien et enseignant à l'Université Charles de Prague, lui a valu une renommée internationale. Il la popularisait notamment dans son œuvre « Les pré-conditions sociales du renouveau national en Europe » (en anglais The Social Preconditions of National Revival in Europe).
Petr Kyloušek introduit une distinction entre un canon culturel véhiculé par les élites et un canon culturel du peuple ordinaire. Selon lui, ces deux dénominateurs identitaires sont souvent différents. Néanmoins, nous avons peu de traces du canon populaire. En revanche, le canon imposé par les élites est très souvent pétrifié dans la littérature et constitue notre source d’information de l’époque :
« Je pense justement que le canon, tel qu’il a été constitué et surtout formulé au cours des XIXe et XXe siècles, par les grands éveilleurs de la nation tchèque, par les historiens, par les linguistes, par les littéraires… ce canon est en quelque sort défini et transmis aux générations suivantes par les élites. Et je pense qu’il y a eu une différence entre cette culture élitiste, les intellectuels d’une part, et d’un autre côté la culture populaire. La culture populaire a d’autres références et est peut-être beaucoup plus universaliste. Elle ressemble peut-être plus aux cultures des pays environnants par exemple : le mode de vie, la cuisine… Il n’empêche qu’une bonne partie de la culture populaire peut entrer justement comme élément constitutif dans le canon national, mais ce travail se fait par le moyen des intellectuels qui récupèrent en quelque sorte cette culture populaire. C’est le cas du XIXe siècle, du romantisme qui a récupéré cette culture populaire du folklore dans la culture nationale. »
Dans la seconde partie de la conférence, les intervenants ont débattu des caractéristiques réunissant les peuples centre-européens, l’occasion pour Michel Maslowski d’opposer l’identité dominante en Europe centrale à celle d’Europe occidentale. Si les références à la mémoire et à la culture sont davantage présentes dans cette région centrale, en Europe occidentale, en revanche, c’est une identité positionnelle qui prévaut :
« Schématiquement, en Europe centrale, à cause de l’importance de la culture, l’identité culturelle, qui se réfère à des modèles culturels, est plus importante que l’identité positionnelle, c’est-à-dire l’emploi occupé, l’argent, etc. Il suffit de lire les romans tchèques, il suffit d’aller dans une « hospoda » (une sorte de brasserie) où les Tchèques se sentent tchèques pour s’en apercevoir. Alors que l’identité positionnelle domine en Occident : ce sont mes diplômes, ma carrière, mon compte en banque qui me donnent l’identité. »
On termine en évoquant la contribution de Miroslav Hroch à la conférence, dans laquelle il a fourni les éléments nécessaires pour délimiter la macro-région de l’Europe centrale. Pour ce faire, il a proposé de prendre en compte trois éléments. En premier lieu, l’autodétermination, c’est-à-dire si les gens considèrent appartenir à l’Europe centrale. En second lieu, des liens internes, qui devraient être plus forts qu’à l’externe au niveau du commerce, de la culture ou de la religion. En dernier lieu, l’expérience commune ou bien l’absence d’un certain type d’expérience comme les découvertes outre-mer au XIXe siècle.
Selon Miroslav Hroch, l’importance de ces différents aspects change dans le temps. Par exemple, au XVIe siècle, il y avait un sentiment fédérateur du danger commun de l’invasion turque. Ensuite, la région a été le berceau des premiers mouvements patriotiques. En revanche, après le Traité de Versailles, et encore plus après la Seconde Guerre mondiale, cet espace a été confiné à la mémoire et une idéologie potentielle. Mais pour Miroslav Hroch, les points communs persistent. Parmi eux : une tradition de la pluralité des confessions, une perception stéréotypée d’un ennemi venant de l’Est (le Russe ou le Turc) et une plus grande sensibilité à la diversification ethnique (qui se manifeste notamment par une animosité envers les étrangers).
Au-delà de la publication franco-tchèque de 2011, la coopération entre les chercheurs se poursuit notamment par le biais de conférences, comme celle de Prague. Il ne s’agissait sans doute pas du dernier rendez-vous pour débattre des canons culturels en Europe centrale.