L’Europe, les lumières et les pays tchèques

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Claire Madl est historienne au centre français de recherche en sciences sociales (CEFRES) et spécialiste de l’histoire du livre et de la circulation des idées à l’époque moderne. Au micro de radio Prague elle revient sur la fin du XVIII ème siècle dans les pays tchèques, une période charnière durant laquelle les pays de la couronne de Bohême, tels qu’on les appelaient à l’époque, définissent leur place dans le mouvement de modernisation de la pensée et de la société qui se diffuse dans l’Europe.

Claire Madl,  photo: Frédéric Barbier
Quelles sont les idées des lumières que l’on retrouve dans les pays tchèques à la fin du XVIII ème siècle ?

"La première idée est de rationaliser la vie publique. On le voit très bien avec les réformes qu’ont menées Marie-Thérèse et Joseph II dans toute la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il y a l’idée de tolérance qui a beaucoup d’échos dans une société qui a subi la recatholisation et qui, lorsqu’elle pense à son histoire - je pense notamment aux historiens qui étudient le hussitisme - est propre à accepter cette tolérance. C’est Joseph II, encore une fois, qui va l’instituer avec la Patente de tolérance qui est publiée en 1781."

Une Tolérance religieuse…. ?

"Oui, je parle de tolérance religieuse. Celle-ci concerne certaines églises protestantes seulement, comme les luthériens, mais pas le calvinisme, etc… ou encore, les juifs et les communautés juives. Une autre idée qui est acceptée, est celle qui vient plutôt des lumières allemandes, la Aufklärung, comme le droit naturel qui va être mis en pratique dans l’établissement du code civil, sous Joseph II. Et il y a l’idée de la force de l’éducation qu’il faut répandre et qui promet le progrès aux sociétés. Idée qui va amener beaucoup de réformes, notamment sous Marie Thérèse dans le domaine de l’enseignement."

Vous avez parlé de droit naturel, de quoi s’agit-il exactement ?

"Il s’agit d’une réflexion théorique sur les droits propres aux hommes à leur naissance, hors de toutes appartenances corporatiste ou sociale. C’est quelque chose qui a donné en France la Déclaration des droits de l’homme, qui est en fait une mise en pratique et une mise en œuvre de ce droit naturel et qui dans la monarchie de Habsbourg se concrétise par la Patente de suppression du servage."

Vous avez évoqué l’éducation qui est un thème central dans les pays tchèques, comment cela se présente dans les pays de la couronne ?

"Il y a la conscience d’un certain retard, après la guerre de sept ans, c’est-à-dire au milieu du siècle (1760)."

Un retard par rapport à qui ?

"Par rapport à la France et certaines régions de l’Allemagne. On conçoit alors qu’il y a des réformes à faire pour élever l’éducation dans la monarchie des Habsbourg. Marie Thérèse va entamer une réforme systématique de l’école, du plus bas niveau jusqu’au lycée. Il y aura ensuite une réforme des universités. C’est un grand débat qui se traduit par de nombreuses publications sur l’éducation des femmes, des enfants… cela devient un rayon de librairie à part entière ! Et puis, il y a la pratique des réformes qui cherche à rendre l’enseignement obligatoire pour tous les enfants et il faut donc identifier le réseau des écoles."

Donc la modernisation de l’éducation dans les pays tchèques s’inscrit dans un phénomène plus vaste à l’échelle de l’Europe. En quoi ce système tel qu’il s’applique dans les pays tchèques est-il particulier ?

Joseph II
"Là où c’est particulier, c’est pour la question de la langue. Pour l’école triviale (école primaire), l’enseignement se fait en tchèque. Les manuels qui sont choisis, rédigés et dirigés à partir de Vienne sont traduits à Prague en tchèque. Cela est moins vrai pour le niveau du lycée. Les populations tchècophones voient revenir germanophones les enfants les plus douées qui sont allées au gymnasium (le lycée). Lorsque Joseph II impose l’allemand comme langue d’enseignement à l’Université, les réactions vont être forte. Ce n’est pas pour rien que juste après Joseph II, en 1791, une chaire de langue tchèque va être créée à l’Université de Prague."

La modernisation de l’éducation dans les pays tchèques, accompagne ou déclenche l’éveil national ?

"A l’intérieur du débat sur la nécessité d’augmenter le niveau de l’éducation, il y a la question de la langue qui se pose de prime abord. Et puis ensuite, on se rend compte à la fois de façon pratique qu’il faut garantir que l’enseignement des sous-officier de l’armée sera assurée dans une langue qu’ils comprennent, que les officiers les comprennent et que les enfants puissent bénéficier d’un enseignement dans leur langue. Et puis à un niveau plus général, il y a la question de la revalorisation de la langue face au latin et face au français. On cherche alors à montrer que l’allemand est tout à fait apte à devenir une langue de communication intellectuelle, une langue érudite. C’est un débat qui a eu lieu un peu plus tôt dans les pays germaniques. Ce débat passe très bien dans les pays tchèques parmi les intellectuels qui sont en pays tchèques et qui participent à ce débat en allemand, qui écrivent des poésies, qui les publient en allemand, qui enseigne en allemand à l’Université de Prague et qui participe de ce mouvement. Ce débat passera ensuite sur le tchèque."

Et le français comme langue de diffusion des idées des lumières…. La fin du XVIIIe siècle, c’est une époque ou l’élite partage un même mode de vie et exprime ses idées à partir du français. Comment cela se passe dans les pays thèques à ce moment là, puisque vous parlez de l’influence croissante de l’allemand comme langue d’expression de la modernité ?

"Le français est une langue qui est pratiquée par une élite de cour : ce sont des aristocrates. Le français a pénétré à Vienne, à la cour de Vienne assez tard. Avant on trouvait plus souvent l’italien, ou, sous Rudolf II, l’espagnol. Le français devient nettement une langue de communication aristocratique au milieu du XVIIIe siècle. Les idées pénètrent de façon directe. Il y a une sphère de la très, très haute administration qui communique en français et qui a des discussions au niveau Européen. C’est ce que l’on appelle les grands commis de l’Etat.

Le français est lu et pratiqué. Il est aussi un moyen de distinction sociale. Souvent, les non nobles qui comprennent le français ont des emplois au gouvernement de Prague et sont en contact réguliers avec les aristocrates, mais cela ne s’étend pas au-delà.

Par la suite tout fut médiatisé. Dans la mesure où il y a énormément de traduction du français vers l’allemand durant le XVIIIe siècle, les idées passent de façon indirecte par l’allemand."

L’un des principaux phénomènes des lumières en Europe c’est la création des opinions publiques. Est-ce qu’on peut dire qu’il y a une opinion publique dans les pays tchèques à ce moment ?

"Oui, car on observe qu’à Prague des institutions de la vie intellectuelle et culturelle naissent. Mais elles sont circonscrites. Leur objet et leur rayon d’action ce sont les pays tchèques. Par exemple, c’est le moment où est fondée une société des sciences qui est au départ privée et qui reçoit l’approbation de Vienne. Cette société s’appelle la Société des sciences de Bohême. Les discussions se font de plus en plus souvent dans les journaux et dans des revues qui sont indépendantes ainsi que dans des institutions comme la Société savante qui est indépendante de l’Université, de l’Eglise et de la cour. Ce qu’il est intéressant de voir c’est que la Société savante se considère véritablement comme « bohême ». Et puis l’opinion publique, ce n’est pas seulement des journaux, ce sont aussi des lieux de discussion formels comme les cabinets de lecture, les cafés qui ont des journaux. Le contenus de ces débats a pour objet ce qui se passe ici. L’enjeu est de montrer qu’il y a une vie littéraire et culturelle dans les pays tchèques.
Le Musée national
Ainsi, à côté de la Société savante, la future Galerie nationale est fondée à la toute fin du siècle. C’est une galerie d’art qui rassemble des œuvres qui se trouvaient dans des collections privées et qui deviennent accessibles notamment à des étudiants ou au public. Et puis, l’institution qui naît au début du XIXe siècle, en 1818, et qui devient nationale, c’est le Musée national. Donc, l’opinion publique se structure à ce moment là et elle cherche à montrer et à diffuser ce qui se publie et ce qui se pense ici dans les pays tchèques."

Donc un particularisme part rapport à l’Empire, part rapport à l’Europe ?

"C’est un particularisme, mais il faut bien voir que c’est un phénomène qui a lieu partout. Les érudits qui participent à la naissance de ces revues et de ces institutions plus ou moins formelles ont tout à fait conscience de participer à quelque chose qui se passe aussi ailleurs. Ce n’est pas dans un repli sur soi. Ils veulent animer le débat qui a aussi lieu ailleurs. Ils sont d’ailleurs très ouverts à tout ce qui est publié ailleurs. La Bohême à cette époque importe énormément de livres et de revues et il est tout à fait normal de trouver dans le café du coin, des journaux non seulement de Vienne, de Prague et de Brno, mais aussi de la Rhénanie et de l’Allemagne du nord protestante. Le milieu reste très ouvert."