Révolution française et pays tchèques (I)

1789

Passionnée par la Révolution française, l’historienne Daniela Tinková a consacré une partie de ses recherches à cette période matrice de l’Europe contemporaine. Auteure de plusieurs ouvrages et articles sur le sujet, elle a répondu aux questions de Radio Prague afin d’évoquer les impacts et les réactions en pays tchèques, liés à cette Révolution.

Comment est perçu en pays tchèques le mouvement des Lumières européen et en particulier celui qui se développe en France autour de personnalités comme Voltaire, Diderot, Montesquieu, etc… ?

« Je veux justement dire d’abord que les Lumières, ce n’est pas seulement la France. Il me semble que, ici, ce qui était beaucoup lu, ce qui était beaucoup plus apprécié, c’était des courants venus d’Angleterre et notamment d’Allemagne : le courant kantien, qui était plus religieux et qui était plus proche de la mentalité et de la façon de penser de ces pays austro-tchèques, et le courant incarné par Christian Wolff ou Christian Thomasius qui était plutôt dans la ligne de la pensée du droit naturel. C’est une autre manière de penser les Lumières. Les Lumières françaises étaient un peu vues comme un extrême. Je crois que l’auteur qui était le plus apprécié, c’était Montesquieu. Voltaire et Rousseau, cela faisait plutôt partie d’un côté assez snob de la haute aristocratie mais qui était plutôt à la marge de l’acceptation des idées venues de la France. Quelqu’un qui était aussi beaucoup lu, c’était l’abbé Raynal, qui maintenant est plus ou moins oublié. »

Comment ces écrivains français parvenaient jusqu’en Bohême, jusqu’en Autriche ? Quels étaient les canaux de diffusion des idées à cette époque ?

« C’est très vaste. Premièrement il y avait une censure qui interdisait plus ou moins la pénétration des idées françaises. Ensuite bien sûr, la censure ne fonctionne jamais très bien, ce n’était pas un Etat totalitaire. Donc il y avait toujours des canaux, notamment via les aristocrates. Les aristocrates n’étaient jamais contrôlés aux frontières. La pénétration des livres en français était possible. Il y avait aussi des traductions. On connaissait aussi des critiques, il y avait des revues de critiques, des comptes-rendus. Au moins, on connaissait des réactions critiques, on pouvait avoir des contacts avec la pensée française à partir de ces critiques. »

Quels sont alors les intellectuels tchèques dans les pays tchèques ? Quelles idées développent-ils ?

Claude-Adrien Helvétius
« Le premier milieu qui accepte les Lumières françaises, c’est la haute aristocratie. Nous n’avons que des aperçus, il n’y a pas encore suffisamment de recherches faites sur le sujet. Il y a des correspondances qui témoignent du fait qu’il y a des aristocrates éclairés de Bohême et de Moravie qui lisent les Français. Il y a un groupe en Moravie qui lisait Helvétius (un philosophe français, ndlr), qui lisait ce courant « matérialiste », ce qui est très intéressant, qui lisait les idéologues, qu’on peut tout de même considérer comme des extrêmes. Je dirais que les auteurs les plus lus étaient les physiocrates (un mouvement précurseur de l’économie né en France et qui insiste sur l’importance de l’agriculture, ndlr).

L’autre milieu qui lisait, qui connaissait les auteurs français, mais aussi les autres auteurs des Lumières, c’était des fonctionnaires d’Etat. Il est très important de dire qu’ici les Lumières sont étroitement liées à l’Etat. Les pays autrichiens étaient des pays de réforme à partir des années 1740. Les Lumières s’y confondent avec l’appareil d’Etat. »

Quelle est l’atmosphère dans les années 1780, à la fin du XVIIIe siècle, en Autriche, et en particulier en Bohême ?

Joseph II,  photo: Miloš Turek
« Il est important de souligner le fait que c’est un pays de réforme. Beaucoup de réformes réalisées en France par la Révolution avaient déjà été faites ici : la réforme de l’administration, des finances, du commerce, l’unification du marché, l’alphabétisation de la population avec la scolarité obligatoire à partir de 1774. Cela a été fait à la Révolution en France. Il y a eu des réformes ecclésiastiques assez importantes, assez profondes, assez radicales sous Joseph II. Il y a eu aussi des réformes au niveau de la paysannerie avec l’abolition du servage. Joseph II préparait aussi une grande réforme qui prévoyait plus ou moins l’abolition du système féodal, seigneurial. On a donc anticipé beaucoup des problèmes rencontrés en France à la fin des années 1780. Il n’y avait pas vraiment d’inquiétude sociale. Ces réformes ont plus ou moins apaisé le pays, les manifestations de mécontentement des paysans. Dans les années 1780, durant le règne de Joseph II, c’était une époque d’ouverture du marché de l’information. Il y a eu l’abolition de la censure. Il y avait une pénétration d’idées, de livres, de journaux, un phénomène impensable avant ce moment. La Révolution arrive donc à un moment où ce pays était relativement bien géré, où il n’y avait pas de mécontentement, qui regardait la France tout au contraire comme un pays qui est mal géré.

Il est également important de le souligner et les Français ne le savent pas. La France était pourtant à l’époque alliée de l’Autriche. Ce n’était pas normal au regard de l’histoire. C’est une exception avant la Révolution. Il s’agissait de deux alliés. Le mariage de Louis XVI et Marie-Antoinette est un résultat de cette alliance. Mais la France était vraiment regardée comme un pays très mal géré, un pays des extrêmes, avec une extrême pauvreté et un luxe extrême. Voltaire et les autres étaient regardés en partie comme des produits du mécontentement qu’un tel pays produit inévitablement. L’éclat de la Révolution française a pu être perçu comme une réponse attendue aux problèmes qui attendaient la France. C’est un pays qui a échoué à faire des réformes qui avaient été réalisées en Autriche.

Donc, quand éclate la Révolution, la convocation des Etats généraux a été ici « saluée », en quelques sortes. Le serment du Jeu de Paume a été très bien vu par la haute aristocratie et par les nobles éclairés de Bohême, mais pas comme un idéal pour eux, mais comme une solution pour la France. »

Dans cette première phase révolutionnaire, il y a l’abolition des privilèges le 4 août 1789, puis la confiscation des biens du clergé... Ces choses-là n’inquiètent pas en Autriche ?

1789
« Non, parce que la confiscation des biens du clergé, nous l’avons aussi eue ici. Cela a été plus ou moins accepté. L’abolition des privilèges, la réaction est différente en fonction des milieux. Il y avait aussi des aristocrates perdus, des jeunes frères de famille, qui acceptaient bien ce qui se passait en France alors que pour la haute aristocratie, cela constituait une menace. Mais pourtant, cela aussi, c’était un événement attendu. Même Joseph II voulait plus ou moins écarter l’aristocratie et la haute aristocratie et limiter les privilèges. Il y avait cette volonté venue de l’Etat de faire une chose assez similaire. »

En avril 1792, il y a la déclaration de guerre de la France au roi de Bohême et de Hongrie. Comment réagit-on en Autriche et plus particulièrement en Bohême ?

« Cela dépend de qui on parle, c’est très difficile à dire. Il faut dire aussi qu’après 1789, on commence à censurer les informations, c’est la première phase. Et après 1793, il y a vraiment une grande propagande d’Etat qui commence. Ce sont deux phases de la réaction de l’Etat face à la Révolution française et qui permettent un tri des informations qui viennent de la France. On imagine que les gens se font une idée à partir des informations dont ils disposent.

François II
Il faut dire également qu’à partir de 1789, ce qui fait très peur ici, c’est la violence qui est présente dans la Révolution française et qui dégoûte beaucoup d’hommes éclairés. Ils se disent que la Révolution est une trahison des Lumières. Cette impression de trahison se poursuit durant toute la Révolution française. J’ai l’impression que la plupart des gens des Lumières ici sont plus ou moins déçus par ce qui se passe en France, pas parce qu’ils sont contre les Lumières ou qu’ils ne seraient pas progressistes mais parce que cela va trop loin. Les gens ne seraient pas prêts pour les grands principes. On voit ce que les gens en font. La Révolution aurait un peu discrédité les Lumières. Ici il y avait une grande réaction parce que Joseph II est mort, Léopold II est mort. Les grands réformateurs sont morts et il y a maintenant François II, un grand conservateur, qui veut arrêter les réformes faites par son oncle et par son père. Cela aussi, ça fait une mauvaise impression de la Révolution. C’est à cause d’elle que les réformes salutaires ont cessé. Il y a la censure, l’interdiction de se rassembler, la vie sociale est perturbée. L’Autriche devient vraiment un Etat policier, on le reproche à la France et en plus il y a la guerre. »