« L’exposition invisible » : l’expérience de la cécité au cœur de Prague
Une exposition un peu particulière a pris ses quartiers depuis deux ans déjà dans la mairie du quartier de la Nouvelle Ville à Prague. « L’exposition invisible », c’est son nom, propose à ses visiteurs de faire l’expérience de la cécité sous la direction d’un guide aveugle ou mal-voyant. Radio Prague a rencontré la directrice et l’une des guides de cet endroit insolite.
« L’idée de départ, ou plutôt la racine du projet, vient d’Allemagne. Un journaliste est devenu aveugle et sa femme a voulu se mettre dans la peau de son mari pour comprendre sa situation. Elle a essayé de savoir ce que cela voulait dire de ne pas voir. C’est à partir de cette histoire et dans le même esprit qu’a ouvert une première exposition à Budapest en 2007. Le but est de montrer au public la vie des personnes aveugles. »
Un projet auquel adhèrent tous les guides qui travaillent dans cette exposition, et notamment parmi eux Juliana Koutná qui travaille pour l’Exposition invisible depuis bientôt six mois. Elle remarque que la société tchèque a encore du mal à accueillir et comprendre les personnes atteintes d’un handicap. Et c’est souvent la connaissance de cette population qui fait défaut :
« Ça dépend vraiment de l’entourage et de la société, comment ils vous accueillent. Je dirais qu’en République tchèque la situation n’est pas très bonne, je ne dirais pas que c’est partout pareil, mais quand je vais à l’étranger, j’ai l’impression que les gens sont plus naturels, ils ne sont pas là à vous observer. Je ne sais pas trop comment dire ça mais, il me semble que pour énormément de gens en République tchèque cela reste quelque chose de ‘pas naturel’, dont ils ont peur parce qu’ils ne comprennent pas. Et je parle pour tous les types de handicap. Très souvent ils me demandent comment ils doivent m’aider s’ils me rencontrent dans la rue. Il y a vraiment cette incertitude. Les gens ne savent pas comment me traiter, ils ont l’impression que je ne suis pas juste handicapée mais que je ne suis pas tout à fait normale... Je ne sais pas comment le décrire, mais je suis allée en Italie, Grèce, en France, et là-bas ce n’était pas autant un problème. Les gens vont plutôt au contact. »C’est pour remédier à cette situation que l’Exposition invisible a ouvert ses portes à Prague. L’espace d’une petite heure, les groupes de visiteurs s’en remettent entièrement à Juliana Koutná et à ses collègues qui les entraînent, en tchèque, en anglais, en russe, en allemand ou encore en hongrois dans un lieu mystérieux :
« C’est un espace qui s’explore à taton. Pendant toute l’heure que dure la visite cet espace est totalement plongé dans l’obscurité. Il y a plusieurs zones, plusieurs sections, qui représentent plusieurs situations de la vie. Les visiteurs ont la possibilité de traverser différents moments de la vie, mais dans l’obscurité. Je n’en dirai pas plus, nous ne devons pas dire ce qu’il y a dans l’exposition. »
Ne rien dévoiler du contenu précis de l’exposition est donc la règle. Au quotidien, les personnes aveugles ne savent souvent pas exactement ce qui se trouve autour d’elles, et c’est cette expérience de l’inconnu que doivent faire les visiteurs. Et ce n’est pas tout, car l’exposition comporte une seconde partie, « visible » cette fois, dans laquelle les guides accompagnent également les visiteurs. Juliana Koutná :« Il y a aussi cette deuxième partie éclairée dans laquelle il est possible de découvrir différents objets qu’utilisent les personnes atteintes d’un handicap, pas seulement celles qui ne voient pas mais aussi par exemple les personnes mal-voyantes. Il y a des ordinateurs, des appareils d’aide sonore, de description audio de la télévision, ou encore par exemple des jeux de société. »
Dans cette pièce les visiteurs peuvent ainsi découvrir comment jouer aux cartes, écrire et lire en étant aveugle. Ils peuvent essayer de se déplacer les yeux bandés à l’aide d’une canne, et apprendre à l’occasion la différence entre les cannes de couleur unie, qui indiquent que la personne est aveugle, et les cannes à rayures rouges, qui indiquent que la personne est aveugle et sourde. Quelques panneaux lumineux rappellent aussi qu’être aveugle n’a pas empêché Ray Charles ou Stevie Wonder de marquer l’histoire de la musique.
L’expérience se fait en groupe de huit personnes maximum et est ouverte aux particuliers, aux écoles ou encore aux entreprises qui peuvent également profiter d’activités de teambuilding ou de dégustation de vin à l’aveugle. L’occasion pour les guides, dont Juliana Koutná fait partie, d’observer la palette de réactions des visiteurs :
« Certains ont très peur, certains sont enthousiastes et encore d’autres n’ont absolument pas peur. J’ai cette expérience que très souvent ce sont, de très loin, les étrangers qui ont le moins peur. Je ne dis pas que c’est une règle... Si on le met à l’échelle, si on prend autant de visiteurs tchèques qu’étrangers peut-être qu’ils réagissent globalement de la même façon... J’ai le souvenir de groupes de Français qui n’avaient pas du tout peur. Ils étaient très spontanés, ils savaient comment rire de tout et étaient vraiment enthousiastes. Il n’y en a pas tellement qui crient ‘qu’est-ce que c’est ?’, ‘à l’aide’ ou encore ‘où est-ce que je suis ?’... »Il n’y a d’ailleurs pas de raison d’avoir peur : effrayer les visiteurs n’est absolument pas le but de l’Exposition invisible. Le guide donne des consignes et des indications au début de chaque espace et, en cas de panique, peut rallumer la lumière. Au contraire, à en croire l’expérience de Juliana, c’est même l’occasion de s’amuser, autant pour les visiteurs que pour leur guide :
« La plupart du temps les gens s’amusent, finalement. Ce qui est le plus drôle c’est ce que disent certaines personnes, comment elles réagissent. Par exemple j’ai eu un groupe de trois filles de Paris qui étaient très joyeuses et très à l’aise et on s’est beaucoup amusées pendant toute la visite dans le noir. Elles essayaient de m’effrayer (rire). »
Pédagogiques, les guides sont également présents pour répondre à toutes les interrogations des visiteurs sur la vie quotidienne des personnes aveugles ou mal-voyantes, et sur ce sujet-là, les questions fusent. Juliana Koutná :« Est-ce que je ne vois vraiment rien du tout ? Depuis combien de temps suis-je aveugle ? Beaucoup sont intéressés de savoir si cette exposition a déjà eu lieu ailleurs en Europe et comment ça s’est passé... Très souvent ils s’intéressent aussi à ce que je vois puisque je ne vois rien : est-ce que je ne vois que du noir, ou de la lumière... ? Ce sont les questions les plus fréquentes. Les gens posent aussi beaucoup de questions sur le quotidien des personnes aveugles : comment on fait la cuisine, comment on fait les courses... Parfois c’est difficile d’expliquer car certaines personnes n’écoutent pas ce qu’on leur dit. Mais il y en a aussi qui répondent ‘Aha ! Je vois !’ après avoir demandé comment nous savons quel tramway arrive et où il va. Je leur explique que nous avons un appareil qui le dit, et ils répondent ‘Aha ! C’est pour ça que le tramway parle souvent !’ Ils commencent par exemple à comprendre certaines choses qu’ils voient tout le temps, mais auxquelles ils n’avaient jamais réfléchi. »
Pari réussi, donc, pour Krisztina Simon et Juliana Koutná lorsque les visiteurs quittent l’exposition avec – c’est le cas de le dire – un nouveau regard sur la situation des personnes aveugles, et des personnes atteintes d’un handicap en général. Un travail de pédagogie qui se fait sur la durée. Krisztina Simon :
« Nous voulons aussi rapprocher les deux mondes et expliquer aux gens comment aider les personnes aveugles. L’idée de départ, c’est qu’une personne qui ne voit pas est une chose sur laquelle les gens ont des idées préconçues. Alors qu’en fait notre vue est souvent une limite : quand nous voyons quelqu’un nous avons tout de suite des préjugés sur cette personne sans même lui parler. Alors je pense que nous avons beaucoup à apprendre aux gens sur les aveugles. »La formule fait en tout cas recette : près de 17 000 personnes ont déjà visité l’exposition, dont la moitié des groupes scolaires et d’étudiants, ainsi qu’un grand nombre d’entreprises qui viennent participer aux activités de teambuilding « invisibles » également proposées. En deux ans, le deuxième étage de la mairie de la Nouvelle Ville ne désemplit pas, et il est très fortement conseillé de réserver sa place avant de s’y rendre. Un succès pour les organisateurs, qui comptent bien rester à leur place aussi longtemps que le public sera au rendez-vous.