Libuše Jarcovjáková : « Le T-Club, c’était une famille un peu spéciale »
Le T-Club, c’était le nom d’un des anciens clubs gays de Prague, immortalisée par la photographe Libuše Jarcovjáková. A l’occasion du festival Prague Pride cette semaine, cette exposition est à nouveau affichée dans la galerie du Café Langhans, dans le centre de Prague. Colin Gruel a rencontré la photographe, voici son entretien en version longue.
L’autre club s’appelait U Petra Voka, à Smichov, et l’autre, c’était le T-Club. J’ai réussi à y prendre quelques photos, mais cela a pris plusieurs mois avant d’être acceptée, d’être autorisée à prendre des photos. Mais je suis tombée amoureuse de cet endroit à la première visite, parce que c’était tellement vivant, tellement coloré, tellement beau. J’adorais cet endroit. »
Il était où, dans Prague, ce T-Club ?
« Le T-Club était au cœur de Prague, à côté de la place Venceslas. Plus précisément dans l’une des petites rues du côté de la place Jungmann (Jungmannovo náměstí). Le club était caché dans une cave, au bout d’un long couloir avec des marches. Il y avait toujours des gens, une dizaine ou une vingtaine de personnes qui attendaient là en espérant pouvoir rentrer. Parce que ce n’était pas ouvert à tout le monde ! Il y avait des vigiles à l’entrée qui contrôlaient les visiteurs… C’est comme s’ils avaient des rayons X à la place des yeux : ils savaient si la personne allait poser des problèmes ou pas, si elle était homosexuelle ou pas…C’était assez piégeux, en fait, parce que vous payiez environ 10 couronnes l’entrée, donc trois fois rien, mais vous n’étiez pas forcément accepté ensuite. Nous, les habitués, on avait pas besoin de faire la queue, on rentrait directement. Mais cela a pris beaucoup de temps avant que je sois considérée comme telle… Au début, je croisais toujours les doigts pour être acceptée.
Donc, un endroit caché ? Plus ou moins. Il fallait savoir que c’était là, vous ne pouviez pas tomber dessus par hasard. »
Au début des années 1980, on est encore dans les Tchécoslovaquie communiste. Quel impact cela a-t-il sur la communauté LGBT d’alors, et par ailleurs peut-on d’ores et déjà parler de communauté LGBT ?
« On peut, oui ! D’abord parce que la population qui fréquentait le T-Club était très mélangée, en terme d’âge et de genre. Il y avait des femmes et des hommes, des très jeunes et des plus vieux, voire des seniors. Et ce n’était pas du tout un problème : il y avait très peu de clubs, donc vous pouviez rencontrer ici toutes les catégories de personnes homosexuelles.
Il y avait les habitués, qui venaient chaque soir, ils étaient en quelque sorte le cœur de ce club. Ils se connaissaient, ils étaient une sorte de famille, ils étaient très proches, se connaissaient depuis longtemps. Donc c’était une famille un peu spéciale ! Et ces gens affichaient très ouvertement leur orientation sexuelle, ils avaient déjà fait leur coming-out, et n’avaient aucun problème à manifester leurs manières, leur attitude extravagante… C’était très ouvert !
Mais de l’autre côté, il y avait les gens qui venaient juste pour un soir, et pour eux c’était plus compliqué. Être homosexuel était déjà légal, mais sous le régime communiste, c’était un motif d’exclusion. Prenez quelqu’un qui occupe une position importante au sein d’une entreprise : il pouvait perdre son travail s’il révélait son homosexualité.
C’est la raison pour laquelle j’utilisais le flash : je ne voulais pas faire mes photos en cachette. Je ne voulais pas, surtout pour des raisons morales, faire mes photos discrètement, pour en tirer un documentaire sur la vie de ce club. Ce que j’ai voulu montrer, c’est plutôt un aspect de ce club : l’aspect ‘ouvert’ et festif du T-Club. »
Comment s’est passé ce moment où vous avez commencé à prendre des photos ? Comment votre démarche a-t-elle été reçue ?
« Je n’avais pas toujours mon appareil avec moi. Je n’ai pas commencé à prendre des photos comme ça… J’ai attendu qu’on me demande. Et l’opportunité est arrivée quelques mois plus tard. Le T-Club avait une vie sociale dense, il y avait toujours une bonne raison de faire la fête, comme les anniversaires par exemple. Lors de ces fêtes, de ces jours spéciaux, les gens étaient apprêtés, il y avait des personnes trans déguisées… Et on m’a demandé d’immortaliser ces moments. C’est comme ça que ça a commencé.
Et puis il y a eu la célébration du Nouvel An, etc. A chaque fois, j’étais là, et je prenais des photos. Et puis j’ai commencé à prendre des photos lors des soirées ordinaires, par exemple pour des gens qui me demandaient une photo avec leur petit-ami… J’ai toujours attendu qu’on vienne me demander. »
Que faisiez-vous de ces photos ensuite ?
« Pendant longtemps, je ne m’en préoccupais pas vraiment. Je les développais, je les faisais imprimer, surtout pour moi ou pour les gens qui figuraient sur ces photos, en cadeau. Je ne m’inquiétais pas vraiment, pendant les deux ans et demie que ça a duré. Et puis un jour, et ça a été la fin de ma mission, la police criminelle – pas la StB, mais bien de la police criminelle – m’a demandé de donner mes photos de la soirée précédente. Sur le moment, ça a été très dur. Ils avaient de bonnes raisons, a priori : je ne sais pas si c’est vrai ou pas mais ils m’ont dit que quelqu’un, qui était venu au club la veille, avait été tué.
Donc cela faisait partie de l’enquête, cela paraissait très logique, très légal, mais cela me posait un problème moral. Je ne voulais pas montrer mes négatifs à la police. Par chance, cette nuit-là, j’avais deux négatifs surexposés, et il était difficile d’y discerner quoi que ce soit, c’est ce que je leur ai donné. Je n’ai pas eu le moindre remords, mais après, j’ai décidé d’arrêter les photos. Parce que ce jour-là j’ai compris à quel point ces photos étaient sensibles. »
Quand ces photos ont-elles été publiées pour la première fois ?
« Sans doute sur mon site internet, en 2008. J’avais déjà eu à cette époque une exposition dans la galerie Langhans. C’était ma première exposition depuis longtemps ! La série a été exposée à de nombreuses reprises, dans des cafés par exemple. Maintenant, c’est une grande partie de l’exposition que je propose aux rencontres photographiques d’Arles. D’autres photos sont affichées dans l’église Sainte-Anne, en hommage au T-Club. »
Et depuis la publication de ces photos, est-ce que vous avez été contactée par des gens qui figurent sur les photos ou par l’entourage de ces personnes ? Est-ce que vous pensez que cette exposition a pu réveiller des blessures, par exemple ?« J’en ai parlé avec plusieurs personnes qui figurent sur les clichés. La plupart sont ravis, parce que c’est une partie de leurs jeunes années, cela les renvoie à de très beaux souvenirs. Donc je n’ai pas eu de réactions négatives. Mais en fait, la majorité des gens des photos sont déjà morts. A l’époque, ils avaient déjà une quarantaine d’années… »
Votre exposition réalise un travail de documentation et d’archivage d’une mémoire LGBT… Pensez-vous qu’aujourd’hui la communauté LGBT s’est emparée de son histoire ?
« Pas du tout. Mais ce n’est pas étonnant ! Ma génération avait la même attitude. Il y a des jeunes qui s’occupent de nos archives, et je suis toujours surprise de leur rigueur et de tout le travail qu’ils fournissent. Mais la plupart du temps, les gens vivent sans s’intéresser à cette histoire. Et je pense que c’est ainsi que marche l’histoire. Donc je ne vois pas cela comme un problème. J’essaye de m’adresser aux jeunes générations, j’ai été enseignante pendant de longues années… Donc j’essaye de changer cette attitude à l’échelle individuelle. »