Photo : à Arles, la Tchécoslovaquie communiste sans filtre de Libuše Jarcovjáková
C’est un des temps forts des Rencontres de la photographie qui se sont ouvertes à Arles lundi. Une grande exposition présentant une partie de l’œuvre de Libuše Jarcovjáková est présentée dans l’église Sainte-Anne dans le cadre de la 50e édition du festival. A travers ses clichés et autres portraits d’époque, Libuše Jarcovjáková offre un regard tout personnel et authentique, souvent aussi très décalé et marquant, sur la vie dans la Tchécoslovaquie communiste depuis les premières années qui ont suivi l’écrasement du Printemps de Prague jusqu’à la révolution de Velours. Avec toujours, au centre de son attention, les personnes qui gravitaient alors autour de l’artiste.
Intitulée « Evokativ », l’exposition, déjà présentée à Berlin notamment par le passé, a été coorganisée par le Centre tchèque de Paris. Et pour son représentant à Arles Jan Bohac, lui-même photographe professionnel, il s’agit là, en matière de présentation de la culture tchèque en France cette année, d’un événement à ne pas manquer :
« C’est un grand événement, et peut-être même le plus gros de l’année. Pourquoi ? Parce que c’est une nouveauté, et donc la possibilité de faire découvrir en France un travail qui n’a encore jamais été montré. Le fait que cette exposition soit présentée dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles rend l’événement encore plus important avec une très grande visibilité. »
Libuše Jarcovjáková est présente à Arles elle aussi. A 67 ans, la photographe pragoise, désignée « Personnalité de la photographie tchèque » l’année dernière, s’y fait une joie de pouvoir présenter une étape importante de sa carrière et de sa vie :
« Les visiteurs verront quelque deux cents photos, dont plus de la moitié est composée d’agrandissements originaux des années 1970 et 1980. Ce sont des photos issues de ma collection personnelle. L’exposition se répartit dans neuf chapelles et le presbytère, et montre la Tchécoslovaquie dans une époque comprise entre 1970 et 1989, soit donc jusqu’à la fin du régime communiste. Ces photos montrent mon histoire personnelle, et c’est pourquoi l’exposition a été intégrée à la séquence ‘Mon corps est une arme’. On y voit donc de nombreuses photos très intimes qui faisaient partie de mon journal de bord, des autoportraits et autres photos de nu. Tout cela illustre des moments importants de ma vie. »« Evokativ » n’évoque cependant pas seulement la vie de Libuše Jarcovjáková. Car, proche des gens, la photographe a toujours aussi fait figurer « les autres » sur le devant de photos qui sortent enfin de la confidentialité :
« Ces photos montrent aussi à quoi pouvait ressembler la vie au quotidien dans l’ancienne Tchécoslovaquie socialiste sous un régime autoritaire. Pour autant, il ne s’agit pas d’une exposition documentaire. Il n’existe pas de lien historique entre les photos, ce n’est pas l’objectif. Elles montrent l’histoire personnelle d’une jeune femme près de vingt ans durant depuis le début de sa carrière de photographe. Mais il y a aussi des photos consacrées aux minorités rom et vietnamienne ou encore à la communauté gay à Prague dans les années 1980. Je dis souvent que je photographie ce que je vis, cette exposition est donc en quelque sorte le journal intime de ma vie. »
La rue, la nuit, le sexe, l’alcool, le rire, l’amour, mais aussi la dépression, la solitude et le désespoir qui découlent ensuite souvent des excès aussi jouissifs ceux-ci soient-ils, les photos de Libuše Jarcovjáková, prises intuitivement, évoquent donc tout cela à la fois dans un style souvent très cru comme pour souligner le contraste qui existait entre l’inaltérable soif de vivre qui était celle des Tchécoslovaques et l’isolement dans lequel ils vivaient. Autant d’éléments qui, selon Jan Bohac, devraient stimuler la curiosité des visiteurs à Arles qui ne connaitraient pas encore Libuše Jarcovjáková :« Ce sont des photos en noir et blanc, mais dans un style très éloigné de ce que l’on pourrait imaginer ou de l’œuvre par exemple d’un Cartier-Bresson. C’est plus sauvage à travers un travail qui peut même être à la limite dérangeant dans la mesure où il touche à l’intime et à la vie quotidienne sous une forme que l’on a rarement l’habitude de voir en photos. Ensuite, cette exposition permet de voir ce qui se passait de l’autre côté du rideau de fer dans les années 1970 et 1980. Ces vies sont montrées sans filtres. Or, si elles ont peut-être été abordées par le biais de la littérature, cela a certainement été moins le cas avec la photo. C’est donc un moyen de découvrir cet univers. »
Un message universel et atemporel
Cette idée de découverte et cette volonté de monter ce qui se cachait derrière le rideau, a aussi motivé les organisateurs des Rencontres d’Arles. Libuše Jarcovjáková, qui a longtemps pris ses photos sans même imaginer qu’elles puissent un jour servir à d’autres fins que privées, estime que cette exposition doit permettre de casser les idées reçues :« Nous avons beaucoup discuté de cet aspect avec le directeur du festival, Sam Stourdzé. Il a été surpris de voir à quel point mes photos mettent à mal les clichés sur la vie dans la Tchécoslovaquie communiste. Elles montrent d’autres aspects de la réalité, car la vie n’y était pas monolithique. Il y existait un certain nombre d’îlots de liberté. Il y avait les brasseries et bien d’autres endroits où les gens s’amusaient et savaient profiter de la vie. Je pense que c’est là un aspect intéressant de l’exposition, car les gens ont souvent des idées préconçues sur un régime ou un pays. Et puis ces photos inspirent aussi un fort sentiment de nostalgie, car même si cette période a été très difficile, elle a aussi été la source d’une grande inspiration. »
Libuše Jarcovjáková en est convaincue : en se mettant à nu de la sorte et en exposant corps et âmes au public sans jamais rien cacher ou presque, ses photos acquièrent une vocation plus universelle et atemporelle, qui va bien au-delà encore de l’idée de représenter la jeunesse sous la dictature de la Tchécoslovaquie communiste. Un profond humanisme en ressort au bout du compte, et c’est pourquoi Jan Bohac estime que la reconnaissance à laquelle a droit l’artiste tchèque aujourd’hui, n’est que justice :
« Je ne peux pas m’empêcher de penser à Nan Goldin quand je vois ses photos. Je suis obligé de faire le parallèle entre deux femmes qui traitent des sujets assez similaires. On pourrait même presque parler d’une ressemblance physique, toutes les deux faisant des autoportraits. Mais puisque Nan Goldin a été beaucoup plus médiatisée, cela me paraît tout à fait juste et normal que Libuše Jarcovjáková trouve sa place dans cette sphère de la photographie d’aujourd’hui. »Après son vernissage ce mardi, l’exposition « Evokativ » dans l’église Sainte-Anne aux Rencontres d’Arles restera ouverte jusqu’au 22 septembre.