Lukáš Houdek : « Quand je ne pouvais pas parler avec des mots, la photographie est devenue un moyen de m’exprimer »
A 29 ans le photographe Lukáš Houdek accumule les projets et les expositions, les félicitations et les controverses en abordant des sujets difficiles tels que les Roms, la transsexualité ou encore certaines parties sombres de l’histoire. Des thèmes avec lesquels le public tchèque n’est pas toujours à l’aise, particulièrement quand il s’agit de son propre passé. Radio Prague a rencontré Lukáš Houdek autour d’un café matinal pour parler de ses voyages, de ses découvertes et de sa lutte contre l’ignorance et l’intolérance.
C’est l’inconnu qui l’attire : l’envie de savoir et surtout de faire savoir, de mettre les gens en face de certaines vérités y compris quand elles sont difficiles. Lukáš Houdek s’est intéressé à des thèmes complexes et controversés tels que les conditions de vie des Roms qu’il a suivis dans toute l’Europe, du Kosovo à la France en passant par l’Albanie, l’Ukraine et bien sûr la Slovaquie et la République tchèque. Un choix motivé par la difficulté pour certaines minorités de s’intégrer dans la société tchèque, qui peut parfois se montrer particulièrement intolérante. Selon lui, c’est l’ignorance de l’autre qui conduit à l’incompréhension et à cette intolérance qui pousse parfois jusqu’à la haine.
« Les gens me demande toujours pourquoi j’ai choisi de faire des études de culture rom et d’apprendre le romani, alors que je n’avais aucun lien avec ça. Par exemple ma famille était raciste, ou plutôt ils disaient ‘je ne suis pas raciste, mais je déteste les tsiganes !’ Moi même j’appartiens à une minorité [il est homosexuel] et j’ai cette tendance à me dresser pour défendre ces groupes discriminés, parce que je sais ce que c’est. J’ai vécu la haine et l’intolérance, alors j’essaye de rapprocher ces sujets du débat public afin que ces choses n’arrivent plus. [...] J’ai un sentiment de proximité avec les minorités et j’essaye de changer l’opinion de la société. Les Roms font partie de ces groupes qui sont les moins bien lotis en République tchèque, victimes de l’opinion publique et dont les conditions de vie dans la société sont les plus difficiles. Et j’ai besoin de changer ça, c’est comme en Inde quand l’un de ces transsexuels arrivait, c’était terrible de voir comment quelqu’un avait pu naître dans un corps dans lequel il ne se sentait pas bien. Ils me parlaient souvent des problèmes qu’ont les gens avec ceux qui sont différents, de ceux qui sont battus parce qu’ils ne sont pas comme les autres. Pour moi tout ça vient du fait que nous n’avons pas beaucoup d’informations sur les Roms et les transsexuels. Donc pour moi le plus important c’est de donner ces informations pour que ces conflits n’arrivent plus. »Le remède semble évident : armé de son appareil photo Lukáš Houdek photographie hommes, femmes et enfants dans leur quotidien. Les Roms en République tchèque, les transsexuels en Inde, les enfants des bidonvilles et les tribus menacées de disparition au Kenya. Des photographies presque toujours en noir et blanc et surtout beaucoup de portraits : les sujets sortent de leur quotidien et à travers les visages et les postures, c’est leur histoire que le photographe immortalise.
« Je préfère la photographie documentaire, et j’aime photographier sur film, c’est-à-dire photographier de manière classique. Je n’aime pas le numérique même si je l’utilise aussi. Je pense que ça va mieux avec ce que je prends en photo : les Roms, les gens en Afrique, même en Inde. Les gens me demandaient pourquoi je prenais des photos en noir et blanc en Inde alors qu’il y a tant de couleurs. Je trouve que la force du noir et blanc c’est de capter le moment précis, mieux que la couleur. Je n’ai pris que des photos en noir et blanc des Roms, c’était comme une sensation qu’il fallait le faire comme ça. C’était plus brillant, les histoires des gens ressortaient plus fortement sur les photos. »Des histoires souvent tristes qui racontent les difficultés auxquelles sont confrontés ces groupes et surtout la violence des sociétés dans lesquelles ils vivent. Une violence que connaît bien le photographe pour l’avoir expérimentée lui-même dans son passé, et qu’il a représentée à travers différents projets artistiques, en parallèle de son travail de photographie documentaire. Des projets qui touchent à son intimité et questionnent l’identité de l’individu face à lui-même et à la société dans laquelle il évolue. Dans son projet « život snů », « une vie de rêves » il revient sur sa propre vie et sur l’intolérance des Tchèques envers les homosexuels en exposant des photographies assorties des insultes qui ont rythmé son adolescence : « Tu es un monstre », « Regardez ! La fillette se ramène » et autres « je vais te détruire la gueule ». Un projet qui a immédiatement fait controverse dans les villes où il était exposé.
« C’est avec ces projets artistiques que j’ai eu le plus de problèmes (rires). Enormément de mauvaises choses se sont produites dans ma vie, le plus souvent causée par mon entourage. J’ai eu besoin de l’exprimer d’une manière ou d’une autre, et parfois je ne pouvais pas en parler avec des mots. La photographie est devenue un moyen de m’exprimer. Ensuite j’ai créé ces projets, dont certains très controversés sans que je m’y attende, par exemple ‘život snů’. Ce sont des photos d’endroits ou quelqu’un m’a frappé, m’a fait tomber ou simplement m’a injurié à cause de mon orientation sexuelle. C’était comme un miroir qui montrait une telle société. C’était exposé seulement dans une petite ville et, paradoxalement, ça a été interdit deux heures après le vernissage sous le prétexte que c’était de mauvais goût, vulgaire et simplement répugnant. Le paradoxe est que ce que ces gens ont considéré comme répugnant était précisément ce qu’ils avaient dit. [...] Pour moi c’est très symbolique que ces gens n’étaient pas capables d’accepter la réalité. Ils ne voulaient rien savoir alors ils ont dit que c’était répugnant, que ce n’était pas de l’art et que ça devait être immédiatement enlevé, qu’il fallait virer les directeurs des galeries qui m’exposaient. »Les controverses suscitées par les projets artistiques et les documentaires photographiques de Lukáš Houdek illustre bien l’incapacité d’une partie des Tchèques à affronter certains sujets et à regarder la réalité en face, particulièrement lorsqu’il s’agit de thèmes touchant à l’identité des individus. Le photographe ne cherche pas le choc mais simplement l’expression d’une vérité et sa représentation, une manière d’essayer de changer le regard du public.
« J’essaye de montrer ce que les gens ne connaissent pas et c’est toujours une sorte de confrontation, mais ce n’est pas mon but. Mon but est de présenter quelque chose d’une façon juste. Quand les gens me demandent si j’essaye de choquer, je réponds que ce n’est pas mon intention. J’ai un besoin de m’exprimer sur certaines choses et parfois le résultat apparaît choquant. A chaque fois que j’ai réalisé des projets qui touchaient à mon identité, à des questions personnelles ils ont été très controversés. »Sa dernière exposition, « Umění zabíjet », « l’art de tuer » a elle aussi vocation à montrer une vérité avec laquelle les Tchèques sont véritablement mal à l’aise. Cette fois-ci il s’agit d’histoire et plus précisément de la manière de la raconter. On l’a vu pendant l’élection présidentielle : le sujet des expulsions des Allemands des Sudètes reste très difficile à aborder en République tchèque. Dans cette exposition Lukáš Houdek représente des scènes de massacres, de viols et de suicides – soit ce qui s’est passé en 1945 à la suite de la promulgation des décrets d’Edvard Beneš. Là aussi, il s’agissait pour lui de montrer un aspect de la vérité que les Tchèques préfèrent continuer à ignorer.
« J’ai rencontré le sujet des Allemands tchèques quand j’étais petit puisque je viens d’une ville qui étais presque entièrement peuplée d’Allemands avant la guerre et ma famille vivait dans des maisons qui avaient appartenu à des Allemands. Moi non, j’habitais dans un panelak mais ma grand-mère habitait dans une maison comme ça et j’y suis allé très souvent. Les gens évitent toujours le sujet et les enfants grandissent sans y être confrontés. Ils disent ‘ça c’était aux Allemands, ça aussi, ça aussi c’était aux Allemands’, mais à quels Allemands ? Les enfants ne savent pas du tout de quoi il est question et personne n’est capable d’en parler. Ils disent seulement ‘c’était aux Allemands’ et c’est tout. Même à l’école, quand j’allais au collège et au lycée j’ai abordé cette histoire plusieurs fois mais personne ne nous a expliqué ce qu’il s’est passé après la guerre. On nous disait qu’il y a eu des expulsions sauvages, que des gens ont été chassés ou se sont enfuis. Et tout d’un coup j’ai découvert ce qui s’était vraiment passé en 1945 et ça m’a profondément choqué que personne n’en entend parler en détail. On n’en parlait pas, on ne l’apprenais pas à l’école et je me suis senti trompé que les gens me cachent intentionnellement ces choses. [...] C’est parti d’un sentiment actuel, que ça me dérangeait profondément que l’on n’en parle pas. Ce sont des périodes de notre histoire et nous devons en parler, tout comme les Allemands parlent de la Seconde guerre mondiale et du nazisme qui ont été de très grands traumatismes. Nous aussi nous devons parler des moments négatifs de notre histoire. »
Lukáš Houdek soulève de nombreuses réactions par son travail, non pas engagé mais plutôt emprunt d’une curiosité innocente. Des réactions négatives – on lui a par exemple souhaité de mourir d’un cancer, mais aussi souvent positives et encourageantes. Avec sa sensibilité personnelle il questionne la société actuelle à travers son histoire et celle des autres, ne laissant personne indifférent.