L’underground tchèque, la source vive de la dissidence (1)

Vaclav Havel (au gauche) au concert de Plastic People en 1978, photo: www.kandl.cz/plasticpeople

L’underground tchèque est sans doute l’un des derniers grands mouvements de l’histoire culturelle tchèque. Né au début des années 1970, au moment de la normalisation tchécoslovaque, nombre de ses fondateurs sont aujourd’hui disparus. Pour parler de ce courant culturel unique et dont la liberté de créer et de penser sont les principes fondateurs, nous nous sommes tournés vers Anne-Claire Veluire, journaliste et spécialiste des cultures contestataires sous les régimes totalitaires. Nous avons également rencontré David Němec, peintre de l’underground tchèque, fils de Jiří Němec, psychologue, philosophe et l’un des initiateurs avec Jan Patočka, Václav Havel, Josef Topol et d’autres, du mouvement de la Charte 77. Un reportage en deux parties dont nous vous proposons aujourd’hui le premier épisode.

Le café littéraire de la rue Řetězová
La soirée est avancée et le café littéraire de la rue Řetězová ne désemplit pas. Une épaisse fumée de tabac plane au-dessus des têtes grises et des cheveux longs des hommes, principalement, qui discutent énergiquement. C’est l’un des rares cafés de la ville ou la musique d’ambiance est proscrite.

Nous sommes avec le peintre David Němec. Agé d’une cinquantaine d’années, il est le fils du dissident et l’un des fondateurs de la Charte 77 tchèque Jiří Němec, décédé des suites d’une longue maladie en 2001. Sa jeunesse, David Němec l’a passée entouré de tous les grands noms qui ont fait l’histoire de la dissidence tchèque durant la normalisation. Nous lui avons demandé de revenir sur ce passé et de nous dire qui étaient et qui sont les hommes et les femmes de l’underground, ce mouvement culturel qui a battu le fer contre l’un des plus régimes communistes d’Europe centrale les plus rigides :

« Ce sont des gens qui vivent de manière indépendante et qui ne suivent pas l’ordre de la société, ce que la société dicte. Des gens qui sont libres. Disons que c’est comme cela que je l’ai vécu et compris. Nous étions totalement libres. Nous ne voulions rien des autorités et nous voulions qu’ils ne nous demandent rien. Mais, il y avait parfois des conflits… Nous avons eu des problèmes et souvent ils nous mettaient en prison. Mais ça faisait partie de cet ordre de choses. »

David Němec
Durant les années de la normalisation, l’appartement de la famille Němec rue Ječná dans le centre de Prague est devenu l’un des très rares îlots culturels où se réalisaient la liberté et l’expression de l’anticonformisme. "le ghetto joyeux" comme ils l'appelaient. C’est là que se rencontraient les artistes de l’underground et les intellectuels de la dissidence.

« Pour moi, c’était très vivant lorsque j’ai grandi. J’avais une dizaine d’années, c’était le début de la normalisation, nous habitions dans un immense appartement dans la rue Ječná. Chez nous venaient des gens qui n’avaient plus le droit de faire quoi que ce soit : des écrivains, des poètes qui ne pouvaient plus publier, des peintres qui n’exposaient plus, des musiciens qui n’avaient plus le droit de jouer en concert, des gens à qui tout était interdit. Ils venaient chez nous ou allaient ailleurs. Nous avons visité les ateliers et nous avons commencé à exposer en plein air dans les champs, cachés. Nous avons organisé des concerts privés et publié les livres en ‘samizdat’. Beaucoup de personnes venaient chez nous car l’appartement était grand et que nous étions ouverts. Nous étions écoutés, il y avait parfois des visites de contrôle, mais nous voulions vivre librement. Nous nous disions que le mal était là et que nous n’allions pas nous laisser embêter. C’était les années 1970, la Charte est née en 1977 et la moitié des signataires était des membres de l’underground. »

Jiří Němec | Photo: sokoljan,  Wikimedia Commons
Ces hommes et ces femmes qui n’avaient pas le droit d’étudier, des artistes contraints de travailler comme ouvriers. David Němec est peintre. La peinture est un art qu'il a acquis malgré lui hors des contraintes académiques auxquelles il n’avait pas droit, puisque sa famille était frappée d’anathème par le régime. Le jour de son dix-huitième anniversaire, ses parents sont arrêtés et mis en prison.

« Je ne suis allé dans aucune école. J’ai passé des examens à l’Académie des arts appliqués. Je voulais montrer ce que je savais faire, mais ils ne m’ont pas pris. C’était l’époque où mes parents étaient enfermés pour trahison à la République. Alors ce n’était pas un hasard qu’ils ne m’aient pas pris. Nous avions des problèmes avec la police mais ça faisait partie de la vie. »

L’underground tchèque comme mouvement culturel naît des groupes de rock libertaires qui continuent d’exister et de s’exprimer malgré la mise au pas de la société et les purges ordonnées par les autorités communistes à la suite du Printemps de Prague. C’est ce que nous explique Anne-Claire Veluire, journaliste et spécialiste de la culture contestataire tchèque sous le communisme :

« L’underground tchèque est une entité, un mouvement, un cercle de personnes, d’amis qui se rassemblent autour d’un groupe de rock qui s’appelle les Plastic People of the Universe et qui s’est formé à la fin des années 1960. En août 1968, les chars du Pacte de Varsovie sont arrivés en Tchécoslovaquie. A partir de ce moment le régime de la normalisation a été instauré. Cela a signifié pour les groupes de rock en général et en particulier pour les Plastic People of the Univers, une forme de liquidation du droit de jouer librement comme cela était possible avant l’invasion des chars. Les Plastic People se sont retrouvés marginalisés, interdits de jouer. Autour de ce groupe qui pratiquaient une musique psychédélique et alternative, se sont rassemblés d’autres artistes et intellectuels notamment celui qui est devenu leur directeur artistique, Ivan Martin Jirous et qui est devenu ensuite l’idéologue de l’underground. »

Le père spirituel, le poète Martin Jirous, appelé aussi ‘Magor’ (le maboul) décédé en novembre 2011, quelques semaines avant Václav Havel, et les Plastic People of the Univers étaient les noyaux durs de l’underground. Anne-Claire veluire:

« Ivan Martin Jirous, idéologue de l’underground, cela signifie que c’est lui qui a théorisé ce petit monde marginal dans lequel se sont retrouvés des gens qui, sans s’opposer au régime et au système, refusaient de se plier au nouvelles règles. Ils désiraient vivre librement. Martin Jirous a écrit plusieurs textes qui définissaient l’underground comme un état d’esprit où les artistes et les intellectuels refusent de se compromettre avec le régime. »

Refuser de se compromettre avec le régime, c’était accepter la marginalisation de leur vie culturelle, la condition de la liberté de l’expression artistique underground. Ne pas se compromettre, c’était aussi s’imposer ses propres règles de vie. Interdits de jouer, les Plastic People continuent d’exister et de donner des concerts. Les membres du groupe arrivent dans l’appartement de la rue Ječná en 1971. Martin Jirous habite avec la famille Němec durant plusieurs années. En 1976, c’est le procès politique du groupe de rock. David Němec se souvient de cet événement qui, malgré lui, a donné naissance à la Charte et à la dissidence politique :

« C’était en 1976, le 17 mars précisément qu’ils ont arrêté les membres des Plastic People ainsi que d’autres personnes proches du groupe ; une vingtaine de jeunes hommes. Finalement le procès a seulement concerné les quatre membres du groupe. Avant la tenue du procès, Václav Havel et mon père ont organisé une manifestation de soutien. Ils ont rassemblé des signatures pour protéger les jeunes musiciens enfermés. C’était la première étape de la Charte 77. Dans les couloirs du tribunal étaient alors présents tous types de personnes : des évangélistes, des catholiques, des anciens communistes ; précisément cette société qui était plus tard dans le mouvement de la Charte. »