Marie Kinský : « La clé de nos sociétés, c’est de toujours se réinventer »
Nous avons évoqué avec différents acteurs du secteur culturel les contraintes nées de l’épidémie de coronavirus. Dans ce nouveau monde où le moindre contact corporel devient suspicieux, potentiel transmetteur de virus, faire de la danse et assister à un spectacle de danse où le corps est central, cela relève de plus en plus d’une gageure. Et pourtant, le festival KoresponDance, rendez-vous du début de l’été à Prague et sur le site de Žďár nad Sázavou, aura bien lieu, même si, comme le confie sa directrice, Marie Kinský, lui aussi a dû être adapté aux circonstances et reporté de quelques semaines. Toujours aussi énergique et prête à lancer des passerelles entre les disciplines artistiques, mais aussi observatrice critique de la gestion de la crise, l’ancienne danseuse devenue une des promotrices les plus actives de la danse contemporaine en République tchèque est d’abord revenue au micro de Radio Prague Int. sur ses premiers sentiments au début de l’épidémie :
« Le tout début a été très rapide pour nous puisque nous travaillons à l’international. Nous avons dû annuler la venue de quelqu’un qui était en parfaite santé mais qui venait d’Italie du Nord, pour une réunion internationale. Tous les pays pouvaient se déplacer. Tous mes partenaires m’ont dit que si cette experte en communication et en programmation de festivals venait d’Italie, eux ne venaient pas. Mon premier sentiment a été un sentiment de rejet, de fermeture. J’ai ressenti cela de façon très violente pour ma partenaire européenne, qui est une femme merveilleuse. J’ai ressenti cela comme de l’ostracisation. C’était au mois de février. J’avoue que je ne comprenais pas vraiment, parce que le fait d’enfermer les gens à un endroit fixe pendant longtemps n’est pas forcément la seule solution. C’est une gestion de crise que je comprends de façon émotionnelle. Je pense que les gouvernements font cela pour régler la question émotionnelle de cette crise, qui est très forte. Il y a des choses sanitaires qui se règlent par la distanciation sociale bien sûr, mais la quarantaine stricte apporte beaucoup de méfaits. »
Beaucoup de méfaits au niveau économique notamment, et le secteur culturel, qui de manière générale est un secteur plus fragile économiquement et qui est frappé de plein fouet. Vous travaillez dans ce secteur, vous êtes déjà habituée à lutter pour l’obtention de financements. Vous êtes plus préparée que d’autres secteurs dans le domaine de la culture…
« Effectivement, économiquement nous sommes frappés de plein fouet puisque la survie d’un organisme culturel passe par la fréquentation de ses sites. Je parle en tant que responsable d’un musée indépendant. Cela passe bien évidemment par la nécessité d’avoir des visiteurs, des spectateurs pour les artistes. Là, je parle en tant que directrice de festivals. Ce n’est pas la seule raison. Nous sommes habitués à nous battre pour la culture indépendante, pour l’indépendance d’esprit, quelque chose que vous journalistes connaissez bien, cette bataille pour ouvrir les esprits, ouvrir les réflexions, participer à la démocratie de façon constructive, critique d’un point de vue positif. Cela fait partie de nos combats. Nous sommes habitués dans tous les pays du monde à nous battre pour que pouvoir exister. Tout ce qui est indépendant a besoin de soutien, et pas uniquement du gouvernement. Dans le milieu de la culture, on doit être créatif, et donc prendre les circonstances telles qu’elles se présentent et les transformer en autre chose. Là, en l’occurrence, le secteur culturel se bat bien, se fait relativement entendre. Nous avons la chance en ce moment en République tchèque d’avoir un ministre qui écoute. C’est tellement rare qu’il faut vraiment le souligner. Là où il faut aider le gouvernement, c’est pour ce que ce ministre soit entendu dans son combat pour soutenir la culture, qu’elle soit étatique ou indépendante. L’autre adaptation du secteur culturel, c’est garder ses missions, garder son engagement et au maximum garder ses activités en les transformant de façon à ce qu’elles respectent les règles sanitaires imposées par le gouvernement, et en même temps qu’elles soient d’utilité publique, puisque c’est notre mission. Il faut donc que les spectacles puissent être vus en ligne, que les discussions avec le public puissent avoir lieu en ligne, que le travail international puisse se poursuivre en ligne, donc des répétitions en ligne, des présentations en ligne, travailler parfois plus sur des questions de méthodologie qui appartiennent au milieu culturel mais aussi à d’autres milieux : scientifique, économique. Il y a énormément de choses qui sont faites, des cours en ligne pour aider les parents qui sont un peu dépassés par et leur vie professionnelle et leur vie familiale. »Pour rebondir sur ce que vous évoquez, sur la capacité de réactivité du milieu culturel et la transformation d’événements qui passent dans l’espace virtuel, dans quelle mesure ce basculement se fait-il pour votre festival KoresponDance, qui devait se dérouler du 24 au 26 juin à Prague et du 17 au 19 juillet à Žďár nad Sázavou ? Dans quelle mesure cela sera-t-il en présence de personnes, puisque maintenant une centaine de personnes sont autorisées pour des rassemblements culturels, et dans quelle mesure cela se fera-t-il en ligne ?
« Nous avons fait les deux. Il y a deux choses. Il y a la première vague de quarantaine, nous attendons peut-être une deuxième vague de quarantaine si l’épidémie se développe après le déconfinement. Nous avons une double solution. Nous avons repoussé le festival au mois d’août, ce sera donc le 11 août à Invalidovna à Prague, et ce sera du 14 au 16 août à Žďár nad Sázavou, soyez les bienvenus si c’est possible. Nous avons des solutions pour pouvoir limiter le public, différer les entrées pour que les groupes autorisés puissent participer au spectacle. Il n’y a pas de problème pour la distanciation sur place, nous faisons le maximum des spectacles en plein air, toutes les règles d’hygiène peuvent être respectées sans problème. Une autre chose que nous préparons dès maintenant, c’est que tous les spectacles que nous avons prévus seront filmés sur place, dans le château de Žďár nad Sázavou, qui est un haut lieu du patrimoine tchèque, un magnifique bâtiment du XVIIIe. Les spectacles sont tournés dans des lieux spécifiques convenant au spectacle lui-même, avec des endroits où les spectacles peuvent avoir un dialogue avec le lieu. C’est un travail que nous faisons jusqu’au mois de juin. Ensuite, pendant le festival, ces spectacles seront en ligne en même temps que les spectacles vivants, et nous allons modérer des discussions entre les spectateurs en ligne et les spectateurs sur place, avec les artistes. Nous faisons à la fois du streaming, de la présentation de spectacles, mais qui n’est pas une captation, qui est vraiment une œuvre artistique en tant que telle, qui sera diffusée en même temps que le spectacle vivant, et les spectateurs pourront être en même temps en contact avec les artistes. Nous essayons de garder cet élément du festival qui m’est cher, la convivialité. Pour chaque discussion, un buffet sera organisé et nous relions en même temps les apéritifs en ligne qui se font beaucoup aujourd’hui. Nous gardons aussi cet aspect convivial en ligne et en direct. »Vous accueillez tous les ans beaucoup d’artistes internationaux. Les frontières étant fermées ces temps-ci, cela va être difficile de pouvoir compter sur une présence venue de l’étranger. Comment avez-vous résolu cela ? Va-t-il y avoir des contacts en ligne, des discussions avec des artistes qui auraient dû venir via internet ?
« Absolument. Tous les artistes que nous avions invités feront partie des intervenants pour la discussion en ligne. D’autre part, tous les artistes internationaux que nous avons invités sont automatiquement ré-invités pour l’année prochaine. La saison de l’année prochaine est déjà prévue pour les trois quarts donc on va avoir un énorme festival l’année prochaine, très international. Cette année, nous avons recentré le festival sur des compagnies tchèques. Toutes les compagnies tchèques que nous suivons, quelques-unes depuis dix ans, quinze ans, seront présentes au festival. C’est une façon pour nous de les soutenir et de réunir la population régionale et nationale autour de ces artistes qui en valent la peine. Nous reportons l’international aux années suivantes. Tous nos partenaires seront présents en ligne. Tous les artistes qui auront été l’année dernière ne rêvent que d’une chose : participer à ces discussions. C’est notre grand bonheur. Nous avons aussi un projet en ligne international qui se fera uniquement sur vidéo pour les spectateurs de Žďár. Donc une petite touche internationale mais pas beaucoup plus cette année, et surtout une envie de soutenir, de reconnaître les artistes tchèques et leur magnifique travail. »Un spectacle vivant, c’est toujours un moment unique et éphémère, puisqu’il n’y a jamais deux spectacles similaires même si la chorégraphie est la même. Est-ce que cet aspect de rareté, ce côté unique, ne sera pas encore plus renforcé cette année par la situation, puisque les gens présents physiquement en tant que spectateurs seront les plus chanceux en pouvant assister à ce moment privilégié ? Et aussi se dire que ce soit possible tout court de pouvoir donner le spectacle le rend encore plus unique en son genre…
« Absolument. Il y a ce côté merveille, et je crois que c’est quelque chose que nous apprend aussi le confinement, cette merveille du contact humain. C’est quelque chose que les arts du spectacle, les arts du mouvement, portent tellement fort. C’est ce besoin du contact humain, ce besoin du langage du corps, ce besoin de communication tellement ténue, infime, profonde, que la danse, le nouveau cirque, le théâtre physique communiquent. C’est cela que nous allons célébrer avec beaucoup de bonheur. J’attends ce moment avec intensité. J’attends aussi ce moment incroyable où les artistes seront en communication avec le lieu. Là aussi, c’est l’exception de ce festival, c’est le lieu. Les spectacles sont choisis pour communiquer avec un lieu, pour le révéler, pour le voir différemment, pour que les spectateurs puissent être inclus dans le lieu avec les artistes différemment. Ça n’a pas de prix. Ça sera filmé, ça sera aussi en direct. C’est toujours quelque chose qui me fait presque pleurer de bonheur. »Vous êtes devenue la présidente de l’association Vize Tance, que l’on pourrait traduire par « vision de la danse » en français. Qu’est-ce que cette association ? Quel est son rôle ? Quel est votre rôle en tant que présidente ?
« Cette association est une association de professionnels qui réunit tous les artistes et tous les professionnels du secteur des arts du mouvement, que ce soit la danse, le nouveau cirque, le théâtre de mouvement, toute la scène indépendante. L’objectif de cette association est de développer notre secteur pour le rendre viable que ce soit en termes de contenu, d’activités, en actes financiers et économiques. C’est une association qui a eu besoin au bout de vingt ans de se renouveler. L’objectif actuel est de partir de toute la culture, la connaissance et le savoir-faire de ces nouveaux professionnels d’il y a vingt ans qui ont maintenant une belle maturité pour prendre en forme ce milieu qui nous est cher et le faire avancer. »Vous êtes aussi directrice d’un musée indépendant…
« De même que le festival révèle un lieu de façon magique avec des artistes, nous avons repris avec mon mari la propriété de Žďár nad Sázavou. C’est un château abbaye fondé au XIIIe siècle et qui a été revisité par l’architecte Santini, qui est une des perles du patrimoine tchèque dans sa conception de l’architecture au XVIIIe, qui vit encore aujourd’hui. Nous avons voulu donner la possibilité aux visiteurs de s’approprier ce lieu en le comprenant. Nous avons donc créé un musée indépendant, qui est un musée de site. Nous avons choisi une façon immersive de faire comprendre au visiteur là où il est, et donc interactive pour éveiller les curiosités, donner des clés de compréhension et envoyer la personne dans le lieu pour prendre ce dont il a besoin pour se bâtir lui-même. »Comment fait-on vivre un musée indépendant, qui n’a pas de subventions de l’Etat comme ça peut être le cas pour des institutions culturelles nationales ?
« On fait venir des visiteurs. Nous avons ouvert ce musée il y a maintenant cinq ans. Nous faisons venir 35 000 visiteurs pour le musée et les visites guidées. Nous avons aussi 35 000 visiteurs pour les activités qui sont liées au musée et au site. Nous avons à peu près 30 000 visiteurs non payants qui viennent simplement profiter du lieu, puisque nous sommes ouverts toute l’année et que toute une partie du site est ouverte à tout le monde gratuitement. Le facteur clé pour les musées indépendants, ce sont les visiteurs, tout en essayant de garder notre objectif qui est de faire vivre une communauté, des gens autour de ce lieu, de façon culturelle et pédagogique. »
On voit bien là que c’est l’humain qui est important, la présence, les gens sur place qui font vivre les lieux à la fois en les visitant et en les animant. Pour terminer, le type de crise telle que celle que nous vivons aujourd’hui, peut être un moment pour réfléchir à l’avenir et peut-être réfléchir à d’autres façons de faire, de vivre. En quoi cette crise peut-elle vous faire mener une réflexion à la fois sur votre travail, sur la manière d’envisager la transmission de la culture et le partage culturel ?
« Cela nous a amené beaucoup de réflexions sur tout ce qui est virtuel, ce qui est possible et ce qui est impossible avec le virtuel. Cela nous a poussé à beaucoup travailler sur ces outils, et voir dans quelle mesure cet outil reste dans la mission que nous avons, parce que c’est vraiment quelque chose d’important la mise en relation, la mise en contact, la façon de réfléchir ensemble. Il y a tout un pan de notre travail qui peut se faire en ligne et qui s’est enrichi de beaucoup d’outils, de beaucoup de savoir-faire. Il y a des choses qui vont rester. Cette crise a aussi souligné la chose qui est fondamentale, c’est le contact humain. Ce contact humain par le corps, qui ne passe pas par le virtuel, et qui devient tellement utile et urgent, renforce simplement le besoin et la visibilité de ce besoin. C’est quelque chose que j’ai entendu dans la bouche du ministre de la Culture. Cela m’a fait énormément de bien d’entendre ici en République tchèque un politique parler de l’importance du lien humain par la culture. »
Un message d’espoir donc ?
« Absolument. Il faut toujours se réinventer. C’est la clé de nos sociétés. Dès que l’on reste bloqué sur le passé, on est fini. C’est aussi un message que nous voulons faire passer dans ce lieu historique. Le passé ne peut être que source d’avenir à partir du moment où il est transformé aujourd’hui. La culture est un outil de transformation extraordinaire. On est au cœur de notre vie. »