Michel Auder : « Le monde est mon décor, les gens sont mes acteurs »

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Andy Warhol, le pop-art, la Factory, New York, la drogue, la galère et l’art. Ces mots évoquent tout de suite une atmosphère très particulière, celle des sixties et des seventies. Acteurs, actrices, musiciens, libre-penseurs, drag-queens, mais aussi paumés, toxicos et dépressifs, tout ce petit monde gravitait autour du pionnier du pop-art qui, d’anonymes en faisait des Superstars, selon sa propre terminologie. Parmi ces Superstars, l’actrice Viva. Et dans son entourage direct, un français, son mari, Michel Auder, précurseur du vidéo-art. Ses oeuvres, véritable anthologie de ces années folles et décadentes, sont à l’heure actuelle présentées au centre d’art contemporain DOX, à Prague, dans le cadre d’une exposition intitulée « Chelsea Hotel : Les fantômes de la bohème ». Avec Michel Auder, nous évoquerons donc dans cette émission cette période incroyable où tous les grands noms de l’art se sont côtoyés dans cet hôtel si particulier de Manhattan, mais également les débuts de la vidéo. Michel Auder vit depuis ces années-là à New York, mais il est né en France. En 2007, il a réalisé un film-mémoire où pour les besoins du montage, il s’est accordé une sorte de retour aux sources qui n’en était pas vraiment un.

Michel Auder
« Je suis retourné un jour à Gif-sur-Yvette pour faire semblant d’être intéressé, de revoir la maison où j’étais né, comme les gens font quand ils racontent l’histoire de leur vie. En fait je n’en avais rien à faire, mais c’était intéressant. Le film dans lequel ces images se retrouvent s’appelle The Feature. Les gens qui font des films à Hollywood les appelle des ‘features’. Moi je ne fais jamais de ‘features’, car ça ne m’intéresse pas, mais on l’a appelé The Feature parce qu’on l’a fait pour une fois un peu comme un film. »

C’est un travail assez titanesque parce que vous avez compacté quelques 5 000 heures de films sur 40 ans en trois heures...

'The Feature'
« Ça ne devrait pas être un ‘feature’, ça devrait être appelé un ‘trailer’. Mais je n’ai pas été assez vif d’esprit pour l’appeler comme ça. En fait c’est un trailer de tous mes films ! »

Un trailer, une bande-annonce de trois heures !

« Exactement ! (rires) »

Vous y avez intégré à la fois des éléments fictifs et réels. C’est un peu à la manière de l’autofiction en littérature que vous envisagez vos films ?

'The Feature'
« Tout à fait. Je pense que la manière dont les films sont faits aujourd’hui, que moi je pratique depuis longtemps, et avec le fait que les caméras deviennent plus petites, tout cela fait que ça devient beaucoup plus près du roman que du film ou de la télévision. D’ailleurs, ça se voit car je n’ai jamais été accepté par le cinéma ou la télévision et c’est le monde de l’art qui a toujours été intéressé par mes travaux. Bien sûr, je suis un cinéaste à 100%, mais ça se rapproche plus de la littérature que du cinéma. C’est quelque chose de nouveau. On est au XXIe siècle et on ne sait même pas encore ce qu’est le cinéma. Il n’est né qu’il y a cent ans ! Dans une centaine d’années, ce sera un projet tout à fait différent. C’est sûr. On n’a même pas compris ce qu’étaient des images car quand on voit des images, on pense immédiatement que c’est la réalité. »

Quand vous avez commencé à faire de la vidéo, c’était les balbutiements de la caméra vidéo. Comment êtes-vous arrivé à cet outil-là plutôt qu’un autre, puisqu’à l’origine vous faisiez aussi de la photo ?

'Chelsea Girls with Andy Warhol'
« Je faisais des films depuis longtemps. J’avais abandonné la photo depuis 1965. Je pensais faire des films plutôt comme Godard. J’ai été frustré de ne pas trouver de financements. J’ai découvert Warhol et d’autres cinéastes indépendants. Ce qui m’intéressait après mes déboires à trouver de l’argent, c’était de faire des films tout de suite et ne pas avoir à chercher une équipe pour le son, la lumière etc. J’ai donc cherché un outil qui correspondait à cela. Warhol en utilisait un qui s’appelait Auricon. C’était une bobine de 16 mm de 30 min avec du son optique. Quand on développait la bobine, le son était intégré. Ce n’était pas un son de très bonne qualité mais ça suffisait. Je m’apprêtais à l’utiliser et puis la vidéo est apparue en 1969. J’ai fait un film qui s’appelait Cléopâtre et j’ai utilisé la vidéo. Dans ma tête je l’avais déjà inventée plus tôt : je cherchais une machine qui fonctionne comme cela. »

C’était la bonne rencontre au bon moment...

« Oui... Enfin, peut-être la mauvaise rencontre parce que ça m’a renvoyé dix ans en arrière car personne n’était intéressé par mes idées en vidéo. Les gens ne voulaient pas de vidéo parce que c’était en noir et blanc, c’était avec du grain, le son était mauvais. L’esthétique avait changé en 1970. Tout le monde commençait à avoir des télévisions couleur. Pour eux l’esthétique, c’était la couleur et une meilleure réception de l’image. Or la vidéo portable c’était une mauvaise réception et du noir et blanc ! Même les gens intéressés étaient déçus du résultat. »

'Chelsea Girls with Andy Warhol'
Vous avez filmé votre entourage un peu comme un carnet de bord, un journal intime. En filmant l’entourage de Warhol, est-ce que vous aviez le sentiment de filmer quelque chose qui allait devenir historique ?

« Pas du tout, je filmais juste mon entourage comme ça. Je ne filme jamais les gens avec l’idée qu’ils vont être quelqu’un plus tard. C’était juste des gens qui vivaient autour de moi. Il se trouve que c’était Andy Warhol qui avait une relation très privée avec ma première femme, Viva. Il faisait partie de la famille. Mais les choses que je filme de Warhol le sont de manière critique, d’ailleurs. Les gens ne le voient pas parce qu’ils ne regardent pas mes films. Mais s’ils regardaient correctement, ils verraient que ce n’est pas un document sur Warhol, c’est critique du début à la fin. »

'Chelsea Girls with Andy Warhol'
Mais pourquoi avoir choisi de filmer votre entourage et non pas de vous lancer dans la fiction ?

« Parce que la réalité, c’est de la fiction. Le monde est mon décor et les gens autour de moi sont mes acteurs. Je n’ai pas besoin d’engager des acteurs, de faire de la lumière pour créer une idée. C’est le montage qui le fait avec les images que je ressors de ma bibliothèque pour faire des films. »

C’est très shakespearien : le monde est une scène et nous en sommes les acteurs...

« Je l’ai toujours pensé naturellement et je l’ai vu tout de suite. »

Est-ce que vous arriviez à disparaître derrière la caméra ?

Chelsea Hotel,  photo: Julia Calfee
« Les gens que j’utilise ne sont pas des gens intimidés sinon je ne les filme pas, ça ne m’intéresse pas. C’était des gens engagés qui comprenaient ce que je faisais, et sinon qui acceptaient de dire quelque chose. C’est toujours entre la fiction et la réalité parce qu’ils savent que la caméra est sur eux. Mais ils ont aussi un côté naturel. C’est pour ça que j’ai commencé à l’époque avec un groupe extraordinaire, le groupe d’Andy Warhol. Tous ces acteurs étaient des acteurs libres, qui souffraient un peu parce que Warhol ne leur donnait pas d’argent, mais qui avaient un talent extraordinaire. Ils étaient pour moi bien plus intéressants que des acteurs hollywoodiens. Ils amenaient leurs propres idées, ils avaient un don. Les trois premières années au Chelsea Hotel se sont passées sur ce système. Le Chelsea Hotel, c’était un endroit où tout le monde était star, mais personne ne savait qu’on était des stars, pour commencer, et tout le monde essayait de survivre au jour le jour... »

Rappelez-nous ce qu’était le Chelsea Hotel...

« C’était un hôtel très particulier, surtout dans les années 1970, qui a rassemblé de nombreux artistes. Un peu par hasard, mais aussi parce que le patron avait un don pour attirer les artistes et oublier quelques mois de loyers impayés. Mais il fallait qu’il pense que les artistes étaient intéressants. Tout le monde ne pouvait pas venir et dire : je suis artiste, logez-moi. Il y avait une sélection. Je suis très bien rentré dedans grâce à ma femme Viva qui était très connue, appelée Superstar par Warhol. C’était un mot inventé dans ce système, dans ce Hollywood underground. »

Le réalisateur Miloš Forman a passé deux ans au Chelsea Hotel après son émigration. Vous l’avez rencontré ?

« Oui. On rencontrait un peu tout le monde parce que l’image de Viva et la mienne commençait à monter. A l’époque tout le monde voulait rencontrer Viva car c’était une personne extraordinaire. J’étais au centre de tout cela. Donc oui, j’ai rencontré Miloš. Je ne le connaissais pas bien, mais on a bu des coups ensemble... »

Comment expliquez-vous ce bouillonnement créatif, intellectuel de cette époque, concentré à un endroit ?

Chelsea Hotel,  photo: Julia Calfee
« Je ne suis pas historien... C’était un endroit où les gens savaient qu’ils pouvaient venir, même si tout le monde ne pouvait pas y habiter. Par exemple, le patron du Chelsea pensait que j’étais un noble français. Donc ça l’intéressait. Ensuite, j’ai quand même fait un film qui a été dans le New York Times. Viva et moi, on avait notre photo dans le New York Times, le dimanche, en 1970. C’est assez extraordinaire et rare. Il y avait une espèce de chimie qui s’est produite. »

Dernière question, avez-vous filmé quelque chose à Prague ?

« Oui, j’ai filmé quelques lions sculptés en face de mon hôtel. Il y a une très belle coupole assez détruite, avec des pigeons qui habitent dedans. J’ai fait un petit film sur ça. Je crois que j’ai filmé tous les jours parce qu’il neigeait un peu, puis il y avait du soleil. J’ai filmé cette image très XIXe siècle, où je ne vois pas trop le monde moderne et cette coupole rouge extraordinaire... »

L’exposition s’achèvera le 29 mars.